Faire rayonner l’orgue et la musique sacrée
Une histoire des Concerts de la Cathédrale de Genève
L’orgue construit en 1965 par la firme Metzler dans la cathédrale St-Pierre de Genève est un instrument qui compte dans le monde organistique, et cette notoriété va de pair avec l’activité développée aux cours de ces 50 dernières années par les Concerts de la Cathédrale, fondés pour le mettre en valeur. Quels sont les choix et les circonstances qui ont permis cette réussite et l’ont inscrite dans la durée, tel est le propos de cet article.
En 1965, l’année de l’inauguration de l’orgue, les Beatles chantent Yesterday, Jean Ferrat chante la Montagne, les cinémas diffusent le Docteur Jivago, Mary Poppins, Le corniaud ou Goldfinger, tandis que Martha Argerich obtient le 1er prix du concours Chopin de Varsovie. Le monde de l’orgue est alors à la charnière de deux générations : Marcel Dupré, une des grandes figures du XXe siècle, le professeur de Pierre Segond au Conservatoire de Paris, est âgé de 79 ans. De l’autre côté, les apôtres de la musique baroque que sont Gustav Leonhardt ou Nicolaus Harnoncourt sont âgés respectivement de 37 et 36 ans. A mi-chemin, le grand organiste allemand Helmut Walcha a 58 ans, lui qui est l’auteur des premiers enregistrements de Bach sur des orgues historiques dans les années 50. Lorsqu’on songe à construire un orgue de cathédrale, de dimension importante, il aura selon toute vraisemblance une traction électrique et une esthétique néo-classique. En choisissant de faire construire un instrument mécanique d’une esthétique essentiellement baroque, la commission des orgues de St-Pierre fait alors un choix visionnaire.
Un choix qui aura d’importantes conséquences sur la popularité de l’instrument, sur le rayonnement et la durabilité de cet orgue. L’article de Paul-Louis Siron montre bien le temps et le soin pris pour choisir dans chaque domaine les solutions les plus pertinentes, dans une époque de changements rapides et de découvertes nombreuses. Les orgues romantiques ont eu leur période de désamour et sont revenus en grâce il y a quelques années, connaissant de nombreuses restaurations. Les orgues néo-classiques font actuellement l’objet d’une recrudescence d’intérêt, d’autant que peu ont survécu aux problèmes techniques inhérents à leur construction. De nos jours, les orgues néo-baroques peuvent parfois paraître un peu criards pour certains, mais nul doute que ceux qui sont aussi intelligemment pensés et bien construits que celui de St-Pierre sauront séduire de nombreuses générations encore.
Dès avant l’inauguration, il apparaît essentiel que le nouvel instrument soit mis en valeur par des concerts de qualité qui permît de le faire apprécier sur place et connaître au-delà des frontières. S’il existait déjà des concerts à la cathédrale, notamment organisés par la Société des Concerts Spirituels fondée en 1947, ils souffraient évidemment de la fiabilité limitée de l’ancien orgue de St-Pierre. De grands solistes s’y étaient produits (Marcel Dupré en 1948, Jeanne Demessieux en 1950, Marie-Claire Alain avec le flûtiste André Pépin en 1953, Karl Richter en 1954 ou André Marchal en 1956), mais ces concerts étaient bien souvent agrémentés d’autres instrumentistes pour détourner l’attention de l’état de l’orgue. Dans l’entourage de l’organiste titulaire, Pierre Segond, un petit groupe d’amis passionnés par cette cause se réunissent au début de 1965 : Paul-Louis Siron, professeur de musique, ainsi que Maître Jean-Marc Delessert, notaire impliqué dans les activités de la cathédrale, paroissien de St-Pierre, mélomane passionné souhaitant s’engager concrètement pour l’organisation de concerts. Ils décident de rencontrer la Société des Concerts Spirituels, en la personne de son président et fondateur Me Edmond Martin-Achard, afin de lui présenter leurs projets et proposer une collaboration. La Société est alors, après 18 ans d’existence, à la recherche d’une nouvelle dynamique, et la proposition du triumvirat de la cathédrale de s’associer pour animer la vie musicale de St-Pierre aurait pu relancer ses activités. Mais la proposition est refusée, la Société ne souhaitant pas s’engager à augmenter le nombre de concerts, malgré la proposition de Me Delessert de prendre en charge intégralement leur organisation pratique. Querelle de clocher, divergence de vue ou tout simplement difficulté à s’accorder, il est difficile de percer les motifs exacts, mais cette situation aura au moins le bénéfice de susciter une nouvelle entité, qui à son tour stimulera l’ancienne.
Ainsi, au sortir de cette déconvenue, il est décidé de fonder la Société des Concerts de la Cathédrale, sous la forme d’une association. La cohabitation avec les Concerts Spirituels sera d’abord chaotique, et si ces derniers accepteront de soutenir la nouvelle venue, en échange de réductions du prix du billet pour ses membres, et finalement d’organiser quelques grands concerts en commun, les procès-verbaux des premiers comités soulignent bien le climat tendu des premiers temps. Pourtant, les Concerts spirituels prendront bientôt un nouvel essor, notamment avec l’activité déployée par son nouveau secrétaire général, l’organiste Guy Bovet, alors à l’aube d’une belle carrière.
Aux Concerts de la Cathédrale, les trois membres fondateurs font appel à une personnalité d’envergure pour prendre la présidence : Henri Gagnebin, ancien directeur du Conservatoire, fondateur du Concours de Genève, compositeur, organiste lui-même. Pendant les trois premières années, il apportera par sa stature une dimension professionnelle et une aura de respectabilité au-delà des frontières genevoises. En 1968, il est nommé président d’honneur, tandis que la présidence est reprise par Pierre Segond, et que Paul Labarthe rejoint le comité en tant que trésorier, fonction qu’il occupera jusqu’en 1993. Viendront ensuite parmi les membres les plus actifs François Delor de 1970 à 1973 et depuis sa nomination comme titulaire de la cathédrale en 1994, ainsi que Marinette Extermann de 1973 à 1994.
Aux premiers temps de l’association, l’essentiel de l’organisation est assurée par Jean-Marc Delessert qui s’implique sans compter ses heures, multipliant lettres et téléphones jusqu’à faire en personne le voyage de Paris pour traiter avec l’organiste André Marchal. Le but de la société est affirmé dans ses statuts : « qu’il s’agisse de récitals d’orgue, avec ou sans autre soliste, ou d’œuvres pour chœur, solistes et orchestre, elle veille attentivement à ce que la musique jouée tienne compte à la fois de l’esprit du sanctuaire comme de ses dimensions. Que l’entrée à ses manifestations musicales soit payante ou gratuite, elle cherche à obtenir les meilleures conditions financières possibles tant pour les artistes engagés que pour le public, tout en équilibrant son budget. Elle ne poursuit aucun but lucratif. » En 1989, l’association se muera en fondation de droit privé, à l’initiative de son secrétaire général, afin de renforcer son statut, lui donner un poids et une liberté d’action que la dimension associative ne permettait pas.
Fig. 48 – Vue de la façade depuis la tribune.
Grâce à l’intérêt du directeur des programmes de la Radio Suisse Romande, André Zumbach, lui-même organiste et membre de l’association, la plupart des concerts sont enregistrés par la radio et retransmis, le plus souvent en différé. Du côté financier, les Concerts de la Cathédrale peuvent compter sur le soutien de la Société de Banque Suisse. Heureux temps où il suffisait d’écrire une lettre à une banque pour obtenir une subvention…! La Ville de Genève, qui n’est pas sollicitée au début, apportera (et apporte encore) quelques années plus tard sa contribution financière, d’abord pour les concerts de carillon des samedis d’été, puisqu’elle en est propriétaire, puis de manière générale pour les activités de la Fondation.
L’inauguration de l’orgue, le 21 novembre 1965 attire un public considérable, à tel point que le concert doit être répété deux jours plus tard : on réalise l’attente et l’enthousiasme suscités par ce nouvel instrument – n’oublions pas que l’inauguration du précédent ne remontait qu’à 58 ans ! Mais les nombreux appels du titulaire depuis sa nomination en 1942, ainsi que la durée de réalisation du projet auront fait croître l’intérêt du public. Après cet événement, le premier concert organisé par les Concerts de la Cathédrale accueille André Marchal, organiste parisien aveugle, ancien titulaire de St-Germain-des-Prés puis de St-Eustache jusqu’en 1963, musicien raffiné qui exerce alors une grande fascination sur les jeunes organistes formés dans l’orthodoxie parfois un peu raide de l’enseignement de Marcel Dupré.
Grâce à l’intérêt du directeur des programmes de la Radio Suisse Romande, André Zumbach, lui-même organiste et membre de l’association, la plupart des concerts sont enregistrés par la radio et retransmis, le plus souvent en différé. Du côté financier, les Concerts de la Cathédrale peuvent compter sur le soutien de la Société de Banque Suisse. Heureux temps où il suffisait d’écrire une lettre à une banque pour obtenir une subvention…! La Ville de Genève, qui n’est pas sollicitée au début, apportera (et apporte encore) quelques années plus tard sa contribution financière, d’abord pour les concerts de carillon des samedis d’été, puisqu’elle en est propriétaire, puis de manière générale pour les activités de la Fondation.
L’inauguration de l’orgue, le 21 novembre 1965 attire un public considérable, à tel point que le concert doit être répété deux jours plus tard : on réalise l’attente et l’enthousiasme suscités par ce nouvel instrument – n’oublions pas que l’inauguration du précédent ne remontait qu’à 58 ans ! Mais les nombreux appels du titulaire depuis sa nomination en 1942, ainsi que la durée de réalisation du projet auront fait croître l’intérêt du public. Après cet événement, le premier concert organisé par les Concerts de la Cathédrale accueille André Marchal, organiste parisien aveugle, ancien titulaire de St-Germain-des-Prés puis de St-Eustache jusqu’en 1963, musicien raffiné qui exerce alors une grande fascination sur les jeunes organistes formés dans l’orthodoxie parfois un peu raide de l’enseignement de Marcel Dupré.
Dès lors, les plus grands organistes du monde vont se succéder à la tribune, et il est étonnant de constater, à la lecture des programmes, la volonté véritable d’inviter des personnalités de tous horizons, de toutes écoles, de toutes générations, sans aucun esprit de chapelle. C’est à Pierre Segond qu’on doit cette ouverture dans la programmation des concerts, souvent aidé par son ami Paul-Louis Siron. Au cours des 10 premières années, on entendra notamment, parmi les Français : Jean-Jacques Grünenwald, Jean Langlais, Gaston Litaize, Michel Chapuis, Marie-Claire Alain, Marie-Louise Girod, Jean Guillou, André Stricker, Xavier Darasse, Louis Thiry, Odile Pierre, André Isoir, Pierre Perdigon, Louis Robilliard ; les Allemands Michael Schneider, Heinz Wunderlich, Helmut Walcha, Karl Richter, Gerd Zacher ; les Autrichiens Anton Heiller, Johann Sonnleitner, Peter Planyavsky ; les Anglais : Gillian Weir, James Dalton, Ralph Downes, Nicolas Kynaston, Martin Neary ; les Hollandais Albert de Klerk, Gustav Leonhardt, l’Italien Luigi Ferdinando Tagliavini, les Américains William Albright, Catharine Crozier, David Pizarro, John King, les Belges Hermann Verschraegen, Flor Peeters, Jean Ferrard, le Tchèque Jiri Reinberger… Et bien sûr des Suisses : Viktor Schlatter, Josef Bucher, Verena Lutz et Hans Vollenweider de Zürich, Heinrich Gürtner et Philippe Laubscher de Berne, André Luy et Marie Dufour de Lausanne, Oreste Zanetti de Coire, Eduard Müller, Rudolf Scheidegger et Jean-Claude Zehnder de Bâle, Hermann Engel et Bernard Heiniger de Bienne, Rudolf Meyer de Rapperswil, sans oublier tous les Genevois : François Desbaillet, Guy Bovet, Richard-Anthelme Jeandin, Eric Schmidt, Lionel Rogg, François Delor, Marinette Extermann, François Rabot, Lionel Vaucher.
En 1970, la cathédrale accueille la finale du Concours International d’Exécution Musicale, où s’affrontent Maria-Teresa Martinez, d’Espagne, Marcel Schmid, de Zürich, et Hélène Dugal, du Québec qui obtiendront tous trois un 2e prix ex æquo. L’épreuve finale du concours se tiendra à nouveau à la cathédrale en 1985, lors de laquelle Jonathan Biggers obtiendra le premier prix à l’unanimité, ainsi qu’en 1993, le dernier concours à ce jour, où la finale est partagée entre le Victoria Hall et la cathédrale et voit la victoire d’Alessio Corti, actuel professeur à la Haute Ecole de Musique de Genève, devant Thilo Muster – qui allait devenir l’année suivante co-titulaire de l’orgue de St-Pierre. A partir des années 90, St-Pierre constituera également l’étape finale des lauréats du Conservatoire : le dernier récital des examens de virtuosité – aujourd’hui de Master – a traditionnellement lieu dans le cadre des concerts d’orgue de l’été.
Fig. 49 – Festival pour le 5e anniversaire de l’orgue, novembre 1970.
Fig. 50 – Programme du festival où figurent lesnoms des plus illustres organistes de l’époque.
Ainsi, le gotha de l’orgue défile à la tribune pour donner de grands récitals d’orgue, dont l’entrée est généralement payante. 8 à 10 concerts se déroulent durant la saison, tandis que 5 à 7 concerts agrémentent les jeudis de l’été. A partir de 1968, afin d’animer la saison touristique et de valoriser la cathédrale et son orgue, des « heures d’orgue » gratuites sont mises sur pied tous les samedis d’été à 18h, permettant à des organistes genevois ainsi qu’à des étudiants du Conservatoire de se produire sur cet instrument prestigieux pour la plus grande joie des touristes de passage. A partir de 1991, les concerts d’orgue du jeudi sont abandonnés au profit des seuls concerts du samedi qui vont ainsi progressivement se muer en un prestigieux festival international, accueillant de juin à septembre 17 à 18 concerts donnés par des organistes reconnus venus des quatre coins du monde.
On l’a dit : avant l’arrivée du nouvel orgue, les concerts d’orgue accueillaient presque systématiquement instrumentistes ou chanteurs. Durant le très long titulariat d’Otto Barblan (de 1887 à 1942), on compte moins de dix récitals d’orgue seul, et uniquement à la faveur de rares organistes étrangers de passage ! En revanche, à partir de l’inauguration de l’orgue Metzler, les concerts avec instruments disparaissent presque complètement : le récital en solo devient le cœur des activités des Concerts de la Cathédrale et permet d’explorer le vaste répertoire de l’instrument. Mais quelques exceptions se produisent parfois : en 1973, l’inauguration de l’orgue de chœur donne lieu à des concertos avec le Collegium Academicum de Robert Dunand, avec Pierre Segond et François Delor à l’orgue. La même année, Marinette Extermann dialogue avec un ensemble de cuivres, tandis que Pierre Segond s’associe en 1975 à la flûtiste Brigitte Buxtorf. Mais l’événement qui attire les foules, c’est la venue du trompettiste Maurice André, d’abord en 1974 avec Alfred Mitterhofer de Linz, puis avec André Luy, l’organiste de la cathédrale de Lausanne en 1976 et 1982 – anecdote piquante pour ce dernier concert : le graphiste de l’affiche eut l’idée d’écrire en grandes lettres les noms de famille des deux musiciens, ce qui faisait ainsi ressortir… André Luy !
Néanmoins, les Concerts de la Cathédrale ne s’occupent pas que d’orgue : dès 1966, ils invitent le Grand Chœur de l’Université de Lausanne à donner les motets de Bach sous la direction d’un jeune chef à l’aube d’une brillante carrière, Michel Corboz, qui reviendra très régulièrement diriger à St-Pierre. En 1967, ce seront les Vêpres de Monteverdi avec l’Ensemble Vocal de Lausanne, ainsi qu’un concert de la Psallette de Pierre Pernoud ; en 1968, le chœur de l’école cantonale de Schaffhouse ; en 1969 le chœur Jean Delor, le chœur de la Radio sous la direction d’André Charlet, ainsi que le célébrissime chœur du King’s College de Cambridge dirigé par David Willcocks. Lors des concerts choraux, les programmes se distinguent bien souvent par leur originalité : faut-il y voir un reflet du passage de Pierre Segond dans le Motet de Lydie Malan, cette pépinière de talent, où l’on découvre et pratique une musique vocale souvent peu connue ? Ainsi, les compositeurs anciens (Senfl, Des Prez, Goudimel) côtoient des œuvres nouvelles ou des créations (Reichel, Frank Martin, Distler).
Ces concerts choraux vont progressivement gagner en importance, et à partir de la fin des années 80, ils prendront pratiquement le pas en nombre sur les concerts d’orgue, donnant à la programmation une aura de grandeur – mais impliquant évidemment des moyens financiers bien plus considérables.
Fig. 51 – Premier concert choral, dirigé par Michel Corboz, 8 décembre 1965.
A une période où Pierre Segond s’approche de sa « retraite » – qu’il prendra en 1994, non sans avoir été fêté en 1992 pour ses 50 ans d’activité – on peut y voir une ambition de placer les Concerts de la Cathédrale aux côtés des grandes institutions de la place dans la saison musicale genevoise. Passions, requiem, oratorios, grands succès et découvertes se succèdent, interprétés par des chœurs tantôt locaux, tantôt étrangers et réputés, comme les chœurs de l’Abbaye de Westminster, du Patriarcat de Moscou, de St-Thomas de Leipzig.
De fin 1977 jusqu’à 1981, la cathédrale est fermée au public et aux cultes pour réaliser le vaste chantier de restauration qui aboutira à l’ouverture du site archéologique et à quelques modifications dans l’aménagement intérieur de l’espace. A partir de 1976, les concerts sont donnés dans le cadre des « Clefs de Saint-Pierre », la vaste organisation destinée à mettre sur pieds et financer la restauration du sanctuaire. L’orgue est inutilisable durant les travaux et l’organisation des concerts est provisoirement déplacée à la Madeleine.
Tout au long de leur activité, les Concerts de la Cathédrale ont pris soin de marquer de manière festive les anniversaires de l’orgue et de l’association. Après 5 ans, un premier festival international d’orgue, clos par un concert de l’OSR avec le Motet et le Cercle Bach (messes de Monteverdi et Stravinsky et cantate « Misericordium » de Britten) permet de marquer une première étape. Pour l’anniversaire des 10 ans en 1975, un deuxième festival international d’orgue accueille des organistes allemand, anglais, français, espagnol et tchèque, ainsi que la création d’une commande à un compositeur, et pour finir le monumental Te Deum de Berlioz. En décembre 1983, la Société fête son 200e concert en invitant Maurice André. L’anniversaire des 20 ans en 1985 coïncide avec le tricentenaire de la naissance de Bach, donnant lieu à un grand projet : de novembre 1984 à juin 1985, chaque samedi, des cantates du Cantor de Leipzig résonnent sous les voûtes de la cathédrale, des concerts réalisés dans le cadre d’un « hommage romand » et repris à Lausanne, Montreux, Nyon ou Fribourg. C’est cette même année que la Fondation des Clefs de St-Pierre fait paraître le livre « La musique à St-Pierre », un état des lieux soigné de la vie musicale de la cathédrale. Lors des 25 ans, c’est l’orgue qui est au centre des festivités – mais le reste de la saison fait la part belle aux chœurs. A l’occasion des 30 ans, outre une saison de six concerts choraux, une journée commémorative s’ouvre par un culte festif, se poursuit par une exposition sur l’orgue avant de se terminer par une série de concerts donnés par les deux nouveaux co-titulaires François Delor et Thilo Muster, proposant une découverte systématique des différentes époques et pays du répertoire de l’orgue. Enfin, pour les 40 ans en 2005, un festival gigantesque est mis sur pieds : 5 concerts d’oratorio, deux samedis après-midi de marathon avec 10 organistes, 2 conférences, des visites de l’orgue et un récital d’anniversaire donné par Olivier Latry. Si cet événement fut une belle fête, il mettra néanmoins en péril les finances de la Fondation qui devra quelque peu réduire la voilure par la suite.
Des occasions particulières vont également permettre d’organiser des événements exceptionnels. A l’occasion du 700e anniversaire de la Confédération helvétique en 1991, la saison d’été est étendue de mai à octobre et les Concerts de la Cathédrale invitent des organistes des différents cantons suisses pour illustrer la diversité culturelle et faire valoir la richesse musicale helvétique. Pour la première fois, le carillon est associé et des concerts ont lieu de juin à septembre une heure avant le concert d’orgue. Cette tradition se perpétue depuis lors, toutefois réduite aux mois de juillet et août pendant lesquels résonnent chaque été les cloches de St-Pierre sous les doigts de carillonneurs chevronnés ou occasionnels. En 2000, les Concerts de la Cathédrale rendent hommage à Pierre Segond, récemment décédé, tandis que son centenaire sera fêté en 2013. Les anniversaires de plusieurs grands compositeurs donnent lieu à des concerts ou festivals particuliers.
Fig 52 – Oratorio de Noël en version intégrale, 18 et 21 décembre 2008.
En 1985, dans le cadre de l’anniversaire de Bach, on donne au mois de décembre l’Oratorio de Noël, en l’occurrence trois de ses six cantates. Cet oratorio sera programmé à nouveau en 1986, 88, 89, puis chaque année à partir de 1991, présentant même quelques fois les 6 cantates en deux concerts. Cette tradition désormais bien ancrée dans la vie musicale genevoise est un des concerts les plus courus de la saison, affichant presque toujours complet. Les interprètes en sont chaque fois différents, tantôt chœurs genevois, confédérés ou étrangers.
Enfin, au cours de ces cinq décennies, plusieurs disques ont vu le jour pour mettre en valeur l’orgue Metzler. Si les deux disques enregistrés pour le jubilé actuel sont les premiers réalisés sous l’égide des Concerts de la Cathédrale, plusieurs ont néanmoins contribué à la renommée internationale de l’instrument de St-Pierre. Ainsi, le disque de l’Art de la Fugue de Lionel Rogg, le premier enregistré sur cet orgue en 1969 et qui obtiendra l’année suivante le prestigieux Grand Prix du Disque, ainsi que les volumes de la troisième intégrale Bach que ce même interprète y a enregistré ont diffusé les sonorités du grand Metzler loin à la ronde.
Quant à l’enregistrement des œuvres de Messiaen par Louis Thiry réalisé en 1972 et également primé, il a aussi marqué son époque, en un temps où les disques se démocratisaient et avant que l’avalanche de nouvelles parutions rende beaucoup de productions confidentielles. Quant à Pierre Segond, le maître des lieux, il attendit plus de 10 ans avant d’enregistrer un disque, et ce fut au profit des Clefs de Saint-Pierre, donc de la restauration de la cathédrale qu’il consacra les trois opus qu’il réalisa, auxquels s’ajoute un enregistrement du carillon.
Cet article ne saurait se terminer sans rendre un vibrant hommage à deux hommes qui ont particulièrement compté dans ces 50 ans de vie des Concerts de la Cathédrale, Paul-Louis Siron et Jean-Marc Delessert, l’un comme membre fondateur puis président, l’autre comme secrétaire général durant rien moins que 47 ans ! Le premier a apporté ses connaissances tant musicales que pédagogiques (comme professeur au Collège Calvin, fondateur et directeur de l’Orchestre du Collège) pour imaginer des programmes, contacter des musiciens et bien sûr jouer ; plus récemment, par son inventivité et ses compétences technologiques, il assume la création des affiches de la plupart des concerts ; enfin, grâce à une mémoire sans failles, il conserve le lien avec la vie musicale passée. Le second a consacré un temps incalculable, avec l’énergie d’un passionné et la précision d’un notaire, à organiser tous les aspects des concerts. Comme il le dit lui-même : « Accomplir tout le travail d’un impresario, ce n’est évidemment pas jouer ou écouter de la musique, mais cela correspond souvent à l’écouter intérieurement à l’occasion de tous les échanges à conduire avec les musiciens avant leur concert, chefs de chœur ou chefs d’orchestre, préposés aux problèmes d’horaires de répétitions, etc… de telle manière que le jour du concert, par exemple, juste avant l’arrivée de l’orchestre dans le chœur de la cathédrale et après l’accord des musiciens, le concert peut vraiment commencer avec l’arrivée des choristes, des solistes et du chef dans un impressionnant et complet silence, souvent déjà plein de la musique qui va être jouée. »
Quelles sont les perspectives d’une organisation âgée de 50 ans ? Après une décennie marquée par d’importants bouleversements – faut-il parler de crise de la quarantaine ? – que ce soient les difficultés financières déjà mentionnées ou l’évolution du fonctionnement du conseil de fondation et de sa composition, notamment avec le départ de deux membres fondateurs, Paul-Louis Siron et Jean-Marc Delessert, jusqu’alors animateurs infatigables de ses activités. La présidence a été reprise depuis 2010 par Jean-Charles Boegli qui conduit la Fondation avec efficacité, rigueur et un grand sens des relations humaines. D’importants développements ont inscrit une nouvelle dynamique : l’ouverture d’un site internet en 2004, l’adoption d’une ligne graphique plus imagée, la mise en place d’archives sonores des récitals d’orgue de l’été, la création d’un concert d’ouverture de saison… Autant d’initiatives qui ont permis à cette organisation de toucher un plus vaste public, à l’heure où la fidélité à un lieu ne fait plus partie de la culture.
Fig. 53 – Couverture de la version anglaise du disque de l’Art de la fugue de Bachpar Lionel Rogg, le premier enregistrement réalisé sur l’orgue Metzler, en 1969.
De nombreux défis restent donc à relever : la programmation musicale, bien sûr, le cœur des activités d’une organisation de concert, qui se doit de rester toujours innovante et originale, mais aussi attractive ; la logistique, dans une cathédrale qui n’a pas été conçue pour les oratorios, à l’heure où les normes de sécurité sont drastiques, où les ensembles musicaux ont besoin de podiums et installations de qualité, où le public attend une acoustique d’enregistrement quelle que soit sa place ; la communication, dans un monde où l’image joue un rôle essentiel, par les différents médias et en fidélisant des auditeurs de toutes générations ; enfin, cela va sans dire, des finances saines.
Ainsi, étudier l’évolution des Concerts de la Cathédrale durant ces 50 dernières années, c’est se plonger dans l’histoire sociologique des représentations musicales : depuis 1965, la critique musicale a pour ainsi dire disparu, tandis qu’internet et les moyens de diffusion publicitaire modernes sont apparus ; au fil des années 70 en particulier, le calendrier des concerts s’est chargé de plus en plus, impliquant la collision quasi forcée avec d’autres événements parfois en concurrence directe ; le public, autrefois attentif aux activités d’un lieu prestigieux, éventuellement paroissiens fidèles d’une cathédrale, est aujourd’hui sollicité de toutes parts, choisissant l’offre la plus visible – à l’exception de quelques rares aficionados ; enfin, la facilité d’accès à la musique aujourd’hui rend l’auditeur plus exigeant, moins prompt à se rendre au concert dans la mesure où il peut à peu près tout écouter chez lui. Ainsi, un défi majeur consiste, finalement comme aux origines des Concerts de la Cathédrale, à réhabituer les mélomanes à venir régulièrement écouter de la musique à St-Pierre.
Fig. 54 – Centenaire Olivier Messiaen, novembre-décembre 2008.
On le disait en exergue : l’orgue de St-Pierre de Genève est un jalon important dans l’histoire de l’instrument en Europe, et a marqué de ses sonorités bon nombre de musiciens et de mélomanes. Lors du 40e anniversaire de l’orgue, Olivier Latry, le célèbre organiste de Notre-Dame de Paris racontait après son concert que cet orgue avait fait partie des premiers qu’il avait connus dans ses jeunes années, à la faveur des enregistrements de Lionel Rogg. Au fil des concerts d’été, les invités de tous horizons apportent des témoignages similaires et continuent à se réjouir d’un instrument polyvalent, au caractère fort, inscrit dans son époque tout en s’ouvrant vers l’avenir par ses nombreuses qualités. Nul doute que des générations encore sauront en apprécier les timbres et les vastes possibilités et que bien d’autres concerts animeront la cathédrale St-Pierre. Puissent ces voûtes s’emplir de beauté et d’harmonie pour ouvrir les cœurs à la plus belle des musiques !
Discographie de l’orgue Metzler de St-Pierre de Genève
- 1969 Lionel ROGG, Art de la Fugue, disque EMI, Grand prix du disque 1970, réédité en CD
- 1972 Louis THIRY, œuvres de Messiaen, 3 disques Calliope, Grand prix de l’Académie Charles Cros 1973, réédité en CD
- 1974 Lionel ROGG, œuvres de Liszt, disque EMI
- 1974 : François RABOT, Musique d’orgue genevoise : Barblan, Mottu, Reichel, Gagnebin, Schmidt, Vuataz, Segond. Edité par le Groupement Genevois des Amis de l’Orgue
- 1975-6 Lionel ROGG, (3e) Intégrale de l’œuvre d’orgue de Bach, volumes Clavierübung ; Passacaille, Sonates 5 et 6, Préludes et fugues ; Toccatas et fantaisies, disque EMI, réédité en CD
- 1976 Pierre SEGOND au profit des Clefs de St-Pierre : Bach, Alain, Franck, disque VDE Gallo 1061, réédité en CD
- 1979 Pierre SEGOND joue Bach, Brahms, Franck, disque VDE Gallo 246, réédité en CD
- 1981 Pierre SEGOND au carillon et enregistrement des cloches de St-Pierre, au profit des Clefs de St-Pierre, réédité en CD
- 1989 Pierre SEGOND au profit des Clefs de St-Pierre : Bach, Alain, Gagnebin, Segond, CD VDE Gallo 568
- 1990 Pascale ROUET (avec Lionel ROGG) : œuvres de Chaynes, Mather, Rogg, CD VDE Gallo 634
- 1990 Thierry MECHLER : œuvres de Joseph Reveyron, CD REM
- 1992 François DESBAILLET au profit des « Ponts de St-Gervais » : œuvres de Bach, CD VDE Gallo 706
- 2000 Lionel ROGG : Rogg plays Rogg, CD Organ / Wergo
- 2000 François DELOR : œuvres de Sweelinck, Buxtehude, Bach, Franck, Gigout, Alain, Liszt, Delor, CD Toquade
- 2001 Pierre SEGOND : Documents sonores, CD hommage édité par les Concerts de la Cathédrale
- 2001 Lionel ROGG par ses élèves (enregistrements divers dont certains enregistrés à St-Pierre), CD produit par le Conservatoire de Genève
- 2002 François DELOR : A la manière de… œuvres-pastiches composées par François Delor, CD Toquade 2002/4
- 2015 François DELOR : œuvres de Valente, Sweelinck, Couperin, Buxtehude, Bach, Alain, Duruflé, Franck, CD anniversaire pour les 50 ans de l’orgue édité par les Concerts de la Cathédrale
- 2015 Vincent THÉVENAZ : œuvres de compositeurs genevois, CD anniversaire pour les 50 ans de l’orgue édité par les Concerts de la Cathédrale