Jean-Daniel Candaux

JEAN-DANIEL CANDAUX

L’histoire des concerts à Saint-Pierre n’a jamais été faite et n’est pas facile à écrire.

Depuis la fin du XVIIIème siècle, en effet, le statut juridique de la cathédrale a changé plusieurs fois et les compétences respectives des instances politiques d’une part, religieuses de l’autre, n’y ont pas toujours été clairement délimitées. Ainsi, dans la Genève d’Ancien Régime, le Petit Conseil prend l’avis de la Compagnie des pasteurs avant d’accorder l’autorisation d’organiser un concert à Saint-Pierre. Dans la Genève révolutionnaire, le gouvernement se dispense de cette consultation, mais c’est alors le Consistoire qui proteste. Dès 1798, date de la « réunion » de Genève à la France, les temples comme tous les autres biens de l’ancienne République, sont placés sous l’administration de la « Société économique » et c’est à elle désormais qu’il appartient de se prononcer sur leur usage ; mais la Compagnie des pasteurs, devenue sous la Restauration l’organe dirigeant de l’Eglise de Genève, est régulièrement consultée. La Révolution radicale de 1846 marque là comme ailleurs une nette coupure. La « Société économique » est supprimée, les temples deviennent propriété municipale, le Consistoire est érigé en Parlement ecclésiastique, la Compagnie des pasteurs perd ses pouvoirs. Après deux ans de flottement et de conflits, un modus vivendi s’établit en automne 1848 : « Toute concession d’un temple pour un objet purement religieux, en dehors des services du culte, est faite par le Consistoire qui en informe le Conseil Administratif ; et toute autre concession est faite par le Conseil Administratif sur le préavis du Consistoire. » L’octroi de Saint-Pierre pour un concert spirituel est donc dès lors du seul ressort des autorités religieuses, tandis que pour les autres concerts, on doit en principe s’adresser à la Municipalité. Ce régime va durer un demi-siècle. Après le vote de séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1907, le Consistoire, exception faite des grandes cérémonies civiques traditionnelles, reste seul à décider de l’usage des temples, que cet usage soit «religieux» ou non. Mais la multiplication des concerts donnés à la cathédrale l’incite bientôt à déléguer ses compétences à la Paroisse de Saint-Pierre-Fusterie, qui, à son tour, s’en déchargera dès 1931 sur la « Commission de Saint-Pierre » chargée de la surveillance générale de la cathédrale.

L’historien doit donc consulter souvent plusieurs séries parallèles de registres ou de bulletins s’il veut recenser tous les concerts organisés à Saint-Pierre. Mais cette consultation reste elle-même insuffisante, car les sources mentionnent généralement la date des concerts et les noms des exécutants, mais non pas leur programme.

Ces programmes, au siècle dernier, étaient parfois publiés dans la Feuille d’avis ou dans d’autres journaux ; et ils étaient imprimés à part pour être vendus ou remis au public. Mais ils se présentaient presque toujours sous la forme d’une simple feuille et l’on sait combien la survie de ce genre d’ephemera est aléatoire. En fait, on retrouve les programmes des concerts donnés à Saint-Pierre dans trois collections complémentaires : celle des programmes musicaux de la Bibliothèque du Conservatoire de Musique de Genève, de loin la plus riche pour le XIX ème siècle ; celle des programmes de spectacles genevois de la Bibliothèque publique et universitaire de Genève, qui n’a été constituée systématiquement qu’à partir de 1904 ; et celle des programmes de ses propres concerts formée par Otto Barblan et conservée aujourd’hui à Coire.

  • Ce texte a paru dans l’ouvrage « La Musique à Saint-Pierre » publié en 1984.

En vente à la Cathédrale de Genève.

LES DÉBUTS (1789-1865)
Le concert spirituel du 15 mai 1789

Le premier concert donné à Saint-Pierre eut lieu à 3 heures de l’après-midi le vendredi 15 mai 1789, deux mois très exactement avant que la prise de la Bastille ne déclenche à Paris la Révolution française. La coïncidence n’est pas fortuite. Dans la vie genevoise, ce concert constitue une véritable révolution.

Certes, de nombreuses manifestations musicales avaient été organisées à Genève depuis le début du XVIIIe siècle. Mais il s’agissait de concerts profanes donnés chez des particuliers ou dans la « Salle de musique » de la «Maison de ville», là même où le petit Mozart avait joué deux fois en 1766. A Paris, les nombreux concerts spirituels organisés régulièrement chaque année dès 1725 se donnaient au Château des Tuileries ou dans des théâtres.

L’initiative de 1789 causa d’ailleurs certains remous dans la République. Les « quelques Particuliers » qui avaient eu l’idée de ce premier concert spirituel demandèrent au Premier Syndic Augustin de Candolle la permission de le donner à Saint-Pierre « au profit du Sr Henzel Musicien qui le dirigera » en assurant que « si cet essai réüssissoit, on en donneroit quelques autres au profit de l’Hôpital ». Le magistrat prit ses précautions. Il commença par consulter la Vénérable Compagnie des pasteurs, dont voici le délibéré, en date du 17 avril 1789 : « Vû qu’une partie du produit de ces concerts sera appliquée au profit des pauvres, l’avis a été de ne pas s’opposer à cette entreprise, moyennant qu’on prenne toutes les précautions nécessaires pour empêcher qu’elle n’entraîne des abus, ni relativement aux choses qui y seront chantées, ni relativement aux personnes qui y chanteront. »

La Compagnie chargea deux de ses membres de veiller au grain. Quant au Premier Syndic, il accorda la permission demandée, non sans se faire couvrir par le Petit Conseil (25 notables nommés à vie), qui donna son approbation « en tant qu’on s’abstiendroit dans la partie du chant de prononcer des prières consacrées dans le service religieux des catholiques et qu’on n’y mêleroit pas non plus des airs profanes ». Un autre magistrat devait intervenir encore en dernière minute : « Mr le Lieutenant, indique le registre du Conseil du 13 mai 1789, a dit que comme il pouvoit arriver qu’il y eut vendredi prochain autour de Saint-Pierre une grande foule attirée par la nouveauté du Concert spirituel […] il avoit eu soin que quelques uns des Srs Auditeurs avec bon nombre d’Huissiers fussent à portée d’empêcher le desordre soit hors Saint-Pierre soit dedans. » L’inquiétude du Lieutenant n’était point sans fondement. Selon le pasteur Ami Dunant-Martin, témoin oculaire et digne de foi, le concert attira « près de 1350 personnes […] on n’avoit jamais vu à Genève une assemblée aussi brillante ».

Le « Sr Henzel » qui dirigeait le concert n’était autre que le violoniste Christian Haensel, un Tchèque de Saint-Pétersbourg, tout juste âgé de 23 ans, qui venait de s’établir à Genève avec sa sœur cantatrice et qui allait y poursuivre jusqu’à sa mort en 1850 une longue et belle carrière musicale.

Selon le pasteur Dunant, Haensel avait réussi à recruter pour ce concert un orchestre de 67 instrumentistes, ainsi qu’un chœur mixte d’une dizaine de chanteurs. Il s’assura également le concours de l’organiste de la cathédrale, Jean-Jacques Scherer, qui ouvrit et clôtura le concert par « un de nos Cantiques sacrés ».

Le programme avait été publié dans la Feuille d’avis du 9 mai. Des ouvertures de Haendel et de Haydn, le concerto pour violon de Louis-Henri Paisible (un compositeur français de Saint-Pétersbourg), des airs du Ritorno di Tobia de Haydn et du Carmen seculare de Philidor encadraient les deux parties du morceau de résistance : « le célèbre Stabat de Pergolèse », qu’il est impossible de ne pas identifier, malgré la pudique amputation de son titre, avec le très fameux Stabat Mater de ce compositeur napolitain, dont l’inspiration n’avait assurément rien de calviniste. Mais la Compagnie des pasteurs ne put manquer d’être rassurée par l’avis imprimé à la suite du programme, annonçant que l’on avait fait aux paroles latines des divers morceaux du concert les changements qu’exigeait le lieu dans lequel ils devaient être chantés.

Le grand concert spirituel, vocal et instrumental du 9 août 1796

Le concert du 15 mai 1789 est le seul qu’ait connu Saint-Pierre sous l’Ancien Régime. Durant la courte existence de la Genève révolutionnaire, le temple n’en connut également qu’un seul, le mardi 9 août 1796, « à 4 heures très précises ». Ce concert fut organisé par trois jeunes musiciens venus de Paris : le corniste Frédéric Duvernoy (1765-1838), le violoniste Jean-Jacques Grasset (1769-1839) et le pianiste et compositeur Henri-Jean Rigel (1772-1852). Le Conseil l’avait autorisé sans consulter aucune instance ecclésiastique, par délibération du 1er août. Il vaut la peine d’en reproduire le programme, tel que l’annonça la Feuille d’avis du 6 août : « Une ouverture à grand orchestre du cit. Rigel. 2° Un duo de chant. 3° Un concerto de cor composé & exécuté par le cit. Fréd. Duvernoy. 4° Un hymne à voix seule & grand chœur, dialogué entre l’orgue et l’orchestre, les paroles tirées des Œuvres de Racine, la musique du cit. Rigel. 5° Un concerto de violon exécuté par le citoyen Grasset. 6° L’ouverture de Démophon, exécutée sur l’orgue par le cit. Rigel. 7° Un concerto de clarinette par le cit. Friard. 8° Un morceau de chant suivi d’un grand chœur. 9° Le cit. Rigel terminera le concert par une grande pièce variée sur l’orgue, dans laquelle se trouvent plusieurs airs de J -J. Rousseau, celui de l’Escalade & autres. »

On ignore d’où provenaient l’orchestre et le « grand chœur », on ignore également qui était le clarinettiste Friard, mais on sait que le concert était organisé en faveur de l’Hôpital, que le prix d’entrée était de 30 sols de France, qu’il y eut « près de 1500 » auditeurs et que l’Hôpital y gagna « 100 Louis ». Mais au prix de quelle « indécence » ! Avec un programme aussi démagogique, il fallait s’y attendre, on incita le public à «applaudir en battant des mains » ! Le scandale fut rapporté au Consistoire, qui releva que de pareils applaudissements tendaient « à faire ressembler un Temple à une maison de spectacles », mais qui s’abstint d’intervenir pour des motifs qui valent leur pesant d’or : « L’avis a été, dit le registre, que cette indécence […] est peu de chose en comparaison de celles qui se sont commises fréquemment dans le même Temple et sur lesquelles les circonstances ont forcé de garder le silence, que l’orgue y a joué fréquemment depuis la révolution non seulement des airs profanes, mais encore des airs sanguinaires, que le malheur des tems ne permet pas de se plaindre et de protester contre les abus de ce genre, et qu’il faut se borner aux objets de scandale qui intéressent plus essentiellement et de plus près la Religion ou les mœurs. »

 

La Société de Musique sacrée, ses assemblées et ses concerts

Malgré son retard, Genève n’allait pas échapper au grand renouveau de la musique sacrée qui accompagna, dans l’Europe protestante, les débuts du Réveil. En 1791, le chantre de Saint-Pierre, Marc-Théodore Bourrit, publiait son Essai sur la musique d’église et celle de Genève. A la même époque débutait discrètement une nouvelle école de chant sacré, qui allait prendre un bel essor dans la Genève française de l’époque napoléonienne et convertir enfin les temples calvinistes au concert spirituel.

Trois hommes sont à l’origine de ce mouvement : le professeur Marc-Auguste Pictet, mélomane averti et politicien influent ; Charles-Etienne-François Moulinié, un pasteur dans le vent, admirateur de Mesmer dont il avait suivi à Paris les expériences magnétiques, membre de la Loge maçonnique genevoise « L’Union des Cœurs » et adepte fervent de la musique sacrée, dont il fit l’éloge dithyrambique dans un sermon publié en l’an X (1802) ; enfin et surtout « le citoyen Bost », non pas le fameux pasteur Ami Bost, champion du Réveil à Genève, mais son propre père, Jean-Pierre-Marc Bost, maître d’école, chantre de Saint-Germain, puis de la Madeleine, qui avait le don d’enthousiasmer les jeunes catéchumènes pour le chant d’église et dont la « leçon de musique sacrée », en 1795 déjà, était suivie par plus de 50 élèves. Aux Promotions de 1797, les dernières de l’ancienne République, Bost avait fait chanter à ses élèves, dans le temple de Saint-Pierre, un « Hymne à la jeunesse studieuse » composé par le pasteur Nicolas Chenevière :

« Pour sa gloire et pour son bonheur,
Croissez, espoir de la Patrie… »

La fondation en 1800 d’une Société de Musique sacrée (sur le modèle de la Louable Société de Musique de Lausanne) encouragea et couronna ces premiers efforts. Grâce aux généreuses contributions des « souscrivans », la jeune chorale interparoissiale dirigée par le chantre Bost et par son collègue de Saint-Gervais Guillermet put s’exercer dans de meilleures conditions, se produire plus souvent dans les cultes dominicaux, organiser même de véritables concerts. Il vaudrait la peine d’écrire un jour l’histoire de cette Société de Musique sacrée, dont l’existence même avait échappé jusqu’ici aux historiens de la musique et qu’il ne faut pas confondre avec la Société de Chant sacré, dont la fondation ne date que de 1827. Qu’il suffise de relever ici que durant une vingtaine d’années, la Société de Musique sacrée tint deux grandes séances par année, la première en avril ou en mai pour son assemblée générale, la seconde en septembre pour la distribution de ses prix. Ces séances étaient agrémentées de chœurs exécutés par les catéchumènes, de sorte qu’elles tenaient un peu du concert spirituel.

Elles avaient lieu indifféremment à Saint-Gervais, à l’Auditoire, à la Madeleine ou à Saint-Pierre. Les programmes imprimés sont conservés de trois de ces assemblées tenues à la cathédrale les jeudis 28 avril 1803, 30 août 1804 et 23 mai 1816. L’ordre du jour en est toujours le même : une prière d’ouverture, un premier chant, un second chant, le rapport du président (C.-E.-F. Moulinié en 1803, Marc-Auguste Pictet en 1804 et 1816), un troisième chant, faisant alterner parfois le chœur et un soliste, au besoin un quatrième chant, enfin une prière de clôture. Ces chants étaient généralement des psaumes ou des cantiques. En 1816, on donna en dernière partie un « Hymne de reconnoissance sur la restauration de la République » :

« Réjouis-toi Sion, et sors de la poussière,
Le Ciel prend pitié de tes maux,
A tes fils qu’entraînait le démon de la guerre,
L’Ange consolateur apporte le repos… »

Les chœurs formés par la Société de Musique sacrée prirent l’habitude de se produire aussi à l’issue de certains cultes dominicaux. Tel fut le cas à Saint-Pierre, le premier dimanche de décembre des années 1805, 1806, 1807, 1808 et 1809. On célébrait ce jour-là la « fête du couronnement de l’Empereur » et le chantre Bost faisait chanter à ses élèves un Te Deum.

Il arriva même à la Société de Musique sacrée d’organiser en dehors de ses séances traditionnelles de véritables concerts. Le seul à notre connaissance qui ait eu lieu à Saint-Pierre fut celui du Vendredi-Saint 27 mars 1807. On ignore malheureusement quel fut le programme de ce tout premier concert spirituel du XIXème siècle genevois.

On ignore également pour quelles raisons la Société de Musique sacrée cessa son activité à fin 1821. Le registre de la Compagnie des pasteurs, annonçant en date du 8 février 1822 sa dissolution, signala que ses fonds avaient été remis au Comité des catéchumènes.

Le concert spirituel du 23 juin 1824

L’époque de la Restauration, pourtant, fut marquée en Suisse par un véritable essor des activités musicales. Les grands « Concerts helvétiques » réunissaient chaque année les musiciens des différents cantons en une manifestation à la fois artistique et patriotique où le public affluait. Ce fut précisément au retour du « Concert helvétique » de 1823, qui avait eu lieu à Lausanne, que le professeur Marc-Auguste Pictet, toujours actif à 71 ans, et efficacement secondé par le notaire Ferdinand Janot, prit l’initiative de créer à Genève une « Société de musique » pour mettre sur pied à la fois une chorale et un orchestre permanents. Le succès ne se fit pas attendre. Dès l’année suivante, la Société donnait son premier concert public, acquérait à la Cour Saint-Pierre la maison Beaumont qu’elle transformait en Casino à son propre usage et dans sa lancée « provoquait l’essai d’un Concert spirituel dans le Temple de Saint-Pierre ». Ce concert eut lieu le mercredi 23 juin 1824, à 4 heures de l’après-midi. Son programme ne comportait pas moins de neuf morceaux : une symphonie de Haydn « à grand orchestre » (on ne dit pas laquelle), un chœur puis un trio du « Joseph » de Méhul, un air de l’oratorio « Saül » de Haendel, un chœur de la « Création » de Haydn, et en seconde partie une ouverture de Martini, un air de la « Destruction de Jérusalem » de Zingarelli (un compositeur napolitain, célèbre à l’époque), un « chœur et quatuor » de Mozart et enfin un second extrait de la « Création » de Haydn. Le concert rapporta plus de 1095 florins, la place coûtait 6 florins 6 sols, les collégiens qui avaient obtenu un prix aux Promotions de 1824 entraient gratuitement.

Le programme imprimé n’indiquait le nom d’aucun soliste, ni même du chef d’orchestre (Jean-Timothée Schencker en l’occurrence), mais en revanche il rappelait « qu’il n’est pas d’usage d’applaudir dans les Temples ».

Malgré le succès de cette expérience, la Société de musique ne semble pas avoir organisé d’autre concert spirituel à Genève. La musique religieuse n’était manifestement pas son fort et d’ailleurs, trois ans plus tard, la fondation de la Société de chant sacré allait assurer en ce domaine une efficace et durable relève.

Les « Concerts helvétiques » de 1826, 1834 et 1856

La Société de musique n’abandonna pas Saint-Pierre pour autant. Dans le cours des décennies suivantes, Genève eut l’honneur à trois reprises d’accueillir en ses murs la Société helvétique de musique pour sa grande assemblée annuelle. En raison du nombre des spectateurs, les grands concerts donnés à cette occasion eurent lieu dans la cathédrale, où l’aménagement d’un double amphithéâtre portait le nombre des places disponibles à 4000 environ. L’histoire de ces « Concerts helvétiques » a été faite à plusieurs reprises déjà et l’on se bornera à rappeler ici ce qui touche à Saint-Pierre.

La fête de 1826 dura près d’une semaine (30 juillet – 5 août). L’accueil de la Genève patricienne fut princier : le président Charles de Constant reçut 600 personnes pour le thé dans sa campagne de Saint-Jean, les Eynard organisèrent un grand bal dans leur palais tout neuf, MM. Bartholoni offrirent une collation à Sécheron pour agrémenter la promenade en barque sur le lac. Le grand « Concert helvétique » fut donné à Saint-Pierre le mardi 1er août, à 2 heures l’après-midi, sous la direction de Casimir von Blumenthal, le chef des concerts de Zurich. On comptait 176 instrumentistes et 250 choristes. Le programme comportait la deuxième Symphonie de Beethoven (qui vivait encore !), la première partie du « Requiem » de Mozart, un fragment de l’oratorio Debora e Sisara de Pietro Alessandro Guglielmi, puis, après une pause terminée par une fanfare de trompettes, l’oratorio de Beethoven « Le Christ au Mont des Oliviers » (mais dans la version française du pasteur Louis Roux, de Morat).

La Société helvétique de musique revint à Genève en 1834, dans une atmosphère que les troubles de la « Régénération » et l’affaire des Polonais rendaient moins sereine. Le grand concert du jeudi 23 juillet fut donné derechef « dans l’église de Saint-Pierre, autrement mais non moins habilement disposée pour l’effet de la musique et pour le coup d’œil qu’en 1826 ». Les « dames chantantes », au nombre de 170, étaient « vêtues de blanc d’une manière uniforme et élégante », les hommes étaient tous en noir. Le chef d’orchestre, cette fois-ci, était un Français bien connu à Genève : Juif et Alsacien, Nathan Bloc, dont le nom s’écrivait souvent Block à l’époque, était né à Carouge et allait devenir une année plus tard le premier directeur du Conservatoire de Genève. Le programme, plus fragmenté encore qu’en 1826, mais non dénué de hardiesse, comprenait l’Ave verum corpus de Mozart, le Kyrie et le Gloria de la « Missa solemnis » de Beethoven, trois mouvements de « l’Héroïque » joués en deux fois – et deux pièces de circonstance ou plutôt deux créations : l’« Hymne » de Carl Maria von Weber dédié à la Société helvétique de musique et l’« Hymne du soir dans les temples » sur des vers de Lamartine, première œuvre donnée en public du jeune compositeur genevois François Gras, dit Franz Grast. L’orchestre comptait 170 instrumentistes.

Le grand concert helvétique du 11 juillet 1856, au contraire, fut consacré presque en entier à une seule œuvre. Dans une cathédrale hérissée d’estrades, de gradins et de galeries, un chœur de 450 chanteurs et un orchestre placés sous la direction de Charles-Joseph Pépin interprétèrent avec une dizaine de solistes l’oratorio « Elie » de Mendelssohn, dont la création ne remontait qu’à 1846. En ouverture et comme en expiation du découpage mutilant de 1826, on avait joué d’un bout à l’autre « l’Héroïque » de Beethoven. Frédéric Amiel, qui tenait depuis plus de quinze ans son journal intime, assista à la répétition générale – « toilettes fraîches et ravissantes… premier coup de canon magnifique… J’étais sur la galerie des actionnaires, juste sous l’orgue… » – et se rendit également au concert même : « Cette fois, je reste sous la galerie et j’entends mieux. Nulle fatigue. Je jouis presque sans mélange, me pénétrant et m’imbibant de ces deux grandes œuvres, comme un bienheureux. »

Le concert de « Chant national » du 12 mai 1833

Entre-temps, d’autres concerts avaient eu lieu à Saint-Pierre.

En 1833, Genève accueillit Johann Bernhard Kaupert. A 50 ans, cet Allemand bouclé était un véritable phénomène. Il avait le don de galvaniser les foules, en leur apprenant son « Chant national », choix de morceaux patriotiques et religieux qu’il avait harmonisés pour voix mixtes. L’éminent historien et musicologue vaudois Jacques Burdet  ayant retracé naguère avec bonheur les activités et les succès de Kaupert en Suisse, au cours des années 1830-1835, nous ne pouvons mieux faire que de lui emprunter ces quelques lignes relatives au concert de Saint-Pierre :

« Le dimanche 28 avril 1833, Kaupert débarquait à Genève. Quelques hommes d’élite l’avaient prié d’y donner son fameux cours de chant national. Et il avait accepté sans ambages, certain de rencontrer à l’autre bout du lac la bonne volonté et l’enthousiasme indispensables. […]

Les leçons commencèrent le mardi 30, dans le temple de la Fusterie. Elles furent suivies avec un empressement incroyable par un nombre de chanteurs, hommes, femmes et enfants, évalué à 2500 ! Elles durèrent treize jours pendant lesquels la ville fut sens dessus dessous.

Un premier concert, le dimanche 5, sur la plaine de Plainpalais, remporta un succès immense. «

La plaine, couverte d’une foule considérable, offrait un coup d’œil magnifique, et le spectacle de milliers de citoyens de tout âge et de tout état, paisiblement réunis sous un beau ciel, était à lui seul une fête nationale dont le souvenir ne s’effacera pas de longtemps », écrivait le rédacteur du journal genevois Le Fédéral. Quant au concert final, donné au temple de Saint-Pierre le dimanche suivant, il connut un triomphe sans précédent. La masse des chanteurs, électrisée par l’allocution que Kaupert lui adressa, entonna spontanément un Qu’il vive rempli de la reconnaissance la plus sincère. Un enthousiasme délirant avait saisi la population entière. Kaupert fut surnommé l’Amphion de la Suisse. On le combla d’attentions et de présents… »

Mais comme il arrive généralement, le mage une fois parti, l’exaltation retomba. On trouve encore mention d’une répétition générale de Chant national au temple de Saint-Pierre, le dimanche 8 septembre 1833, sous la direction de Muntz-Berger. Puis il n’en fut plus questio

Les deux concerts d’orgue de Ferdinand Vogel, novembre 1836

En automne 1836, l’organiste et compositeur prussien Ferdinand Vogel, achevant à l’âge de 29 ans son premier tour d’Europe, s’arrêta à Genève et y donna trois concerts d’orgue, les deux premiers à Saint-Pierre, le troisième à la Madeleine, avec le concours d’un quatuor vocal masculin et d’un ensemble de trombones. Les programmes détaillés de ces concerts furent publiés dans la Feuille d’avis. A Saint-Pierre, les 2 et 7 novembre, Vogel joua des morceaux de J.-S. Bach, Haendel, Hassler, Haydn et Beethoven, qui alternèrent avec de nombreux morceaux de sa propre composition : « Symphonie concertante héroïque pour orgue et trombones », « Variations sur l’air national : God save the King », « Fantaisie funèbre », « Romance élégiaque », « Pastorale sur le chant national suisse Le Ranz des vaches », « Les Voix sépulchrales, fantaisie funèbre », « Prélude et cantique de Luther ». Chacun de ces concerts se termina par une « fantaisie libre » soit « improvisation » sur des thèmes de Haydn, de Rossini, de Méhul ou de Grétry.

Les annonces de la Feuille d’avis précisaient que les billets coûtaient 2 fr. et que l’on pouvait se les procurer « à la porte du temple » – ce qui parut au Consistoire « une inconvenance ».

Les « exercices » de l’organiste Joseph Mooser, 1844-1846

De 1821 à 1866, soit pendant quarante-cinq ans, les orgues de Saint-Pierre furent tenues par l’organiste d’origine fribourgeoise (et catholique !) Joseph Mooser.

Dans l’histoire généalogique qu’il a écrite de sa propre famille, le critique musical et historiographe Aloïs Mooser assure que son aïeul fut le premier à introduire des concerts d’orgue à Genève. Les pages qui précèdent suffisent à montrer qu’il n’en est rien. On s’attendrait en revanche à voir Joseph Mooser figurer au nombre des artistes qui participèrent à des concerts spirituels à Saint-Pierre. A vrai dire, cet organiste mal vu des autorités ecclésiastiques et que sa surdité contraignit dramatiquement à la retraite au moment où son vieil instrument allait être enfin remplacé, semble avoir singulièrement manqué d’initiative à cet égard. Tout au plus trouve-t-on qu’en 1844, le pasteur Cellérier sollicite du Consistoire « l’autorisation de faire toucher les orgues de Saint-Pierre par M. Mooser pendant une heure de temps à l’issue de la congrégation de l’auditoire », les jeudis 10 octobre et 7 novembre, puis une fois encore, pour un « exercice », du même genre, le jeudi 5 décembre, toujours à 10 heures du matin. En 1846, il est également question de quelques concerts ou « jeux d’orgue » donnés par Joseph Mooser en été et en automne, le jeudi à 10 heures derechef. Mais aucun de ces concerts ne semble avoir été annoncé par un programme imprimé dans un journal ou à part, de sorte que l’on n’en sait pas davantage à leur sujet.

 

Les concerts des organistes Homeyer et Kloss, 1847-1848

Le 25 janvier 1847, l’organiste L.-M.-J. Homeyer, originaire du Hanovre, « maître de chapelle de son S.A.R. le Duc de Lucques, infant d’Espagne », récemment décoré par le pape Grégoire XVI de la médaille du Mérite pour ses compositions de style grégorien, donna un concert sacré à Saint-Pierre après s’être produit à Zurich et à Fribourg. L’affichette de ce concert ne s’étant pas retrouvée, tout ce que l’on sait du programme, c’est qu’il comportait « entre autres de grandes Fugues, l’une de Bach, l’autre de Mozart, plusieurs hymnes » et en seconde partie « le Jugement dernier, fantaisie pour orgue ». Ce concert semble avoir été le premier récital d’orgue donné à Saint-Pierre.

L’année suivante, en octobre 1848, un autre organiste allemand, le Prussien Karl Kloss, demanda l’autorisation de donner un concert à Saint-Pierre ou à la Madeleine. Le Consistoire s’entendit à ce sujet avec le Conseil administratif, mais le projet ne semble pas avoir eu de suite. On ne trouve ce concert annoncé nulle part ; d’ailleurs le climat d’effervescence politique qui régnait alors à Genève était peu propice au succès d’un tel récital.

Le concours musical romand de 1862

Il faut rappeler en outre que dès cette époque, les vieilles orgues de Saint-Pierre étaient devenues pratiquement inutilisables, de sorte qu’il n’est plus question de concerts spirituels à Saint-Pierre jusqu’à leur remplacement en 1866. Durant ces dix-huit ans de silence-orgues, quelques autres concerts furent cependant organisés dans la cathédrale.

En 1862, la Société cantonale vocale et instrumentale eut l’idée d’ouvrir un double concours, vocal d’une part, instrumental de l’autre, et d’inviter toutes les chorales et musiques de Suisse romande à y participer. Le succès dépassa l’attente si bien que le dimanche 31 août, jour du concours, 22 chorales, fortes de 18 à 65 chanteurs, ainsi que cinq musiques et fanfares se firent entendre à Saint-Pierre durant cinq heures et demie d’affilée dans des morceaux de Bevozzi, Donizetti, Duhautpas, Eichberg, Gevaert, Kücken, Laurent de Rillé, Mangold, Meyerbeer, Moehring, Rossini, Salm, Vialon, etc. Amiel y était : « Pensé aux jeux olympiques et à la patrie (lit-on dans son Journal intime). Délicieux effets de lumière. Voisine agréable mais anonyme… Ce soir, dispersion… Accompagné à travers toute la ville, le cortège des 900 chanteurs, avec drapeaux, flambeaux et musique… » La distribution des prix, largement gagnés par les chorales du Locle et de La Chaux-de-Fonds, se fit le lendemain, à Saint-Pierre également. Le pasteur Louis Roehrich, qui présidait la cérémonie, la termina par la lecture d’un poème de sa façon, intitulé « L’Harmonie ».

Les concerts de bienfaisance, 1864-1865

Malgré l’ouverture en 1863 de la Salle de la Réformation, faite pour accueillir les plus vastes auditoires, quelques grands concerts de bienfaisance furent encore donnés à Saint-Pierre.

Le dimanche 23 octobre 1864, à l’issue du service divin, la Société chorale de Genève accompagnée de fanfares offrit « une production musicale au profit des incendiés du Seujet ». Le programme débutait par « La Suissesse au bord du lac, mélodie populaire ».

Le même ensemble donna à la même heure, le dimanche 5 mars 1865, un concert dont le bénéfice devait contribuer à financer la construction des nouvelles orgues de la cathédrale. Le programme était populaire : « Marche funèbre » de Beethoven, Cantique suisse, Choral de Luther, etc. La recette fut de 600 fr.

Six mois plus tard, le 7 septembre, jour du Jeûne genevois, ce fut la société de chant « La Cécilienne », également accompagnée de fanfares, qui organisa un concert dont le produit fut partagé entre les incendiés de Berthoud et les orgues de Saint-Pierre.

Nouveau concert dominical le 24 du même mois, donné avec la Cécilienne par la Société des fanfares militaires, sous la direction de Francis Bergalonne, au bénéfice des incendiés de Travers cette fois-ci. La « Marche funèbre » de Beethoven figurait une fois de plus au programme.

L’ÉPOQUE D’ANTON HÄRING (1866-1886)

Dans l’histoire de la musique à Saint-Pierre, 1866 marque une charnière. Cette année-là, le temple fut doté à la fois de nouvelles orgues [orgue Merklin] et d’un nouvel organiste.

Des orgues, il est parlé dans un autre chapitre. Il suffit donc de signaler ici que les constructeurs parisiens du nouvel instrument en firent l’essai, les 12, 13 et 14 mars, au cours de trois « séances d’audition » ouvertes au public. Le professeur et organiste (aveugle) Charles-Victor Dubois, de Bruxelles, que l’on avait fait venir tout exprès, assura seul les deux premiers programmes et se partagea le troisième avec les organistes Blanchet, de Lausanne, et Häring, de Liestal. Entre des morceaux de Haydn, Mendelssohn et Meyerbeer, Dubois joua plusieurs de ses propres œuvres. Sa « Pastorale avec scène et orage » impressionna surtout l’auditoire, conquis d’emblée par la puissance et la qualité des nouvelles orgues.

L’inauguration même donna lieu, les 27, 28 et 29 juin 1866, à trois concerts ainsi qu’à un concours inhabituel d’exécutants : le Chant sacré, la Société de chant du Conservatoire, la Cécilienne, les cantatrices Levier et Lardi, les organistes Jakob Vogt, de Fribourg, Rudolf Loew, de Bâle, Edouard Batiste, Renaud de Vilbac, tous deux de Paris, et Samuel de Lange, de Rotterdam, se produisirent aux côtés de l’organiste titulaire de Saint-Pierre : Anton Häring.

L’organiste de Liestal venait d’être nommé en effet à Genève. Il allait tenir les grandes orgues de Saint-Pierre durant une vingtaine d’années, jusqu’à sa mort survenue prématurément en 1886. Ses deux prédécesseurs Nicolas Scherrer et Joseph Moser n’avaient organisé ni donné aucun concert dont le programme se soit conservé. Ce fut le mérite d’Anton Häring d’introduire à Saint-Pierre le concert spirituel comme élément permanent de la vie locale et de gagner ainsi définitivement les Genevois à la musique religieuse.

 

Les concerts d’Anton Häring

De décembre 1866 à mars 1886, Anton Häring organisa chaque année trois, quatre ou cinq grands concerts spirituels. Les programmes d’une cinquantaine d’entre eux nous sont connus par des affichettes ou des annonces de journal.

Rien de régulier dans les dates de ces « grands concerts sacrés ». Häring les place en toute saison, de préférence au printemps ou en automne, tantôt le dimanche (à 4h. de l’après-midi), tantôt un jour de semaine (en soirée). Dès 1875 cependant, l’habitude est prise d’en donner un durant la Semaine Sainte (le Vendredi-Saint généralement), un autre le jour de Noël. L’entrée est toujours payante. Les places réservées coûtent 2 fr., les autres 1 fr. Lorsque le concert a lieu en hiver, le programme précise que « le temple sera chauffé et éclairé ».

Häring dans ses « grands concerts » ne joue jamais seul. Il s’associe parfois un autre organiste, son vieux maître Jakob Vogt, de Fribourg, Eduard Vogt, le fils de Jakob, Blanchet, de Lausanne, ou encore Eugène Gigout, de Paris. En 1882 et 1885, il fera jouer à ses côtés une de ses élèves, Mme Palliser, Irlandaise. La plupart des concerts sont donnés avec plusieurs solistes, des cantatrices surtout. Quelques rares virtuoses étrangers figurent à l’affiche : Moritz Kahnt, de Leipzig, premier violoncelle de l’Orchestre de Bâle (17 avril 1869), Léonce Valdec, baryton des concerts de l’Albert Hall de Londres (en 1872), le jeune violoniste toscan Guido Papini (en 1873), une cantatrice de Munich (23 mars 1873), « M. Rutling, un des noirs Jubilee-Singers » (1er février 1885). Les autres solistes se recrutent à Genève même, les noms qui reviennent le plus souvent au programme étant ceux du violoncelliste Malignon (souvent accompagné de son épouse violoniste), de Mlle Bosson et de Mme Figleff, cantatrices, du violoniste Breitenstein. Häring, qui est professeur d’orgue au Conservatoire, fait volontiers appel à ses collègues : le ténor Sigmundt, qui se produit à réitérées reprises, le violoniste Louis Henry, le violoncelliste Richter et le fameux Léopold Ketten. Häring peut aussi compter sur sa propre famille : sa femme, née Elisabeth Senn, a une jolie voix de soprano, qu’elle a transmise à leur fille Julia, née en 1859, dont le nom revient très souvent à l’affiche dès 1881 et qui sera qualifiée de « cantatrice de concert » dès 1884. Tous les solistes d’ailleurs ne sont pas connus, car de nombreux amateurs prêtaient leur concours et les programmes, conformément aux bonnes manières de l’époque, ne les désignent que par l’initiale de leur nom. Des ensembles vocaux agrémentent aussi les « grands concerts » de cette époque : la Société chorale de Genève (16 décembre 1866), un « Quatuor vocal suédois » qui se produit à deux reprises (11 avril 1875 et 5 juin 1884) et ne chante que de la musique nordique, le Chœur royal de la Cathédrale de Berlin (21 juillet 1879) et surtout, dès 1877, une « Société de chant composée d’artistes et d’amateurs distingués » qui pourrait bien avoir été formée par Häring lui-même. En une occasion, le concert fut donné avec le concours d’un véritable orchestre, celui de la Ville de Lausanne dirigé par Herfurth (26 février 1882).

Les programmes de ces « grands concerts » offrent un choix assez large de compositeurs, car on y voit figurer les maîtres italiens de Palestrina et Stradella jusqu’à Verdi, les maîtres allemands de J.S. Bach jusqu’à Richard Wagner et Max Bruch, quelques Français : Dancla, Gounod, Massenet, ainsi que les principaux organistes-compositeurs de l’Europe du XIXe siècle : Batiste, Buck, Gigout, Lefébure, Lemmens, Merkel, Saint-Saëns, Töpfer, Widor. En fait de compositeurs suisses, on ne rencontre guère que le pianiste genevois Auguste Werner, dont Häring interpréta le 20 décembre 1874 « L’Apparition aux bergers, fantaisie pour orgue » – et Häring lui-même, qui à plusieurs reprises joua une œuvre de sa composition.

Deux concerts méritent une mention particulière : celui du 8 mai 1885, entièrement consacré à des œuvres de Haendel et de Jean-Sébastien Bach, à l’occasion du deuxième centenaire de leur naissance ; et celui de Noël 1885, qui comportait en seconde partie l’audition intégrale de l’« Oratorio de Noël » de Saint-Saëns (créé en 1869). L’exécution d’une œuvre de cette ampleur reste en effet exceptionnelle dans les concerts spirituels d’Anton Häring. Comme au siècle précédent, le public exigeait manifestement une grande variété dans les programmes, de sorte qu’il était courant de donner un seul air, un seul mouvement d’une œuvre et de réunir en un même concert dix ou douze morceaux de compositeurs différents.

A côté de ces « grands concerts », Anton Häring prit l’initiative de se produire à l’orgue tout au long de l’année, à raison de deux concerts hebdomadaires en été, les mercredis et samedis à 7 h. du soir, et d’un concert par semaine en hiver, le dimanche à 4h. de l’après-midi. Ces petits concerts, qui ne donnaient apparemment pas lieu à l’impression d’un programme, eurent rapidement du succès, puisque le Bulletin du Consistoire en date du 17 novembre 1868 constate que « le nombre des auditeurs s’est élevé à plus de 900 depuis le commencement de l’année ». Après divers changements d’horaire, le nombre de ces petits concerts fut porté à trois par semaine en été (les lundis, mercredis et samedis, à 7h. du soir), mais réduit à un seul par mois en hiver (le premier dimanche de chaque mois, à 3 h. 30 de l’après-midi).

Concerts et récitals d’autres organistes

Anton Häring ne se contenta pas d’organiser des concerts spirituels dont il était le principal exécutant : il céda à plusieurs reprises son instrument à des collègues de l’extérieur. Charles Locher, l’organiste de la cathédrale de Berne, vint à trois reprises donner un concert de bienfaisance (au bénéfice des protestants disséminés du canton de Fribourg, le 13 août 1867 ; et du Haut-Valais, le 15 février 1879 ; en faveur du temple protestant de Fribourg, le 17 janvier 1869). Les deux premiers eurent ceci de remarquable que l’artiste en assuma seul tout le programme et qu’ils furent par conséquent les premiers grands récitals d’orgue indubitablement attestés à Saint-Pierre. Charles Locher termina son concert de 1867 par une œuvre de sa composition intitulée « Chant des Alpes interrompu par un orage, fantaisie nationale » et il acheva son concert de 1869 par la même œuvre « redemandée ». Le 11 mai 1868, Theodor Kirchner, l’organiste de la Sankt-Peterkirche de Zurich, donna un grand concert spirituel d’une ligne tout à fait classique, avec le concours du chanteur Johannes Stockhausen et du violoniste Louis Reymond. Le 18 mars 1870, l’organiste parisien Renaud de Vilbac, « sur la demande du Consistoire », se produisit à Saint-Pierre aux côtés de son ami Anton Häring et avec le concours d’une violoniste et de deux cantatrices. Entre des morceaux rebattus de Haydn, Meyerbeer et Mendelssohn, les deux organistes jouèrent chacun deux pièces de leur composition, Häring sa « Grande fantaisie de concert pour orgue » notamment, et Renaud de Vilbac une « Scène pastorale avec orage » et une « Méditation ». L’année suivante (25 août 1871), ce fut Edouard Batiste, le célèbre organiste de Saint-Eustache, qui vint de Paris donner un concert aux côtés d’Anton Häring et avec le concours de Mlle Bosson et des deux Malignon. Tandis qu’Anton Häring se produisait dans des arrangements de sa façon, Batiste joua quatre pièces de sa composition, une « Communion en mi majeur », une « Elévation en mi mineur », une « Improvisation pour les jeux de solo » et une inévitable « Pastorale avec orage ».

Bien plus extraordinaire encore fut la « séance d’orgues » donnée par Camille Saint-Saëns le jeudi 17 mars 1881 : non seulement l’illustre maître joua seul, mais il ne joua que du Saint-Saëns : « Grand morceau pour orgues », « Prélude », « Marche religieuse d’Etienne Marcel », « Improvisations ». Les places réservées coûtaient ce soir-là 3 fr. Ce fut aussi le dernier récital d’orgue donné à Saint-Pierre au XIXe siècle. Plus de cinquante ans allaient s’écouler, comme on va le voir, avant que cette forme de concert ne reparaisse dans la cathédrale de Genève.

Les concerts de la Société de Chant sacré

La Société de Chant sacré avait été fondée en 1827, mais durant les quarante premières années de son existence, elle se produisit exclusivement à l’Auditoire et au temple de la Madeleine, où elle interpréta notamment le « Messie » de Haendel ainsi que plusieurs oratorios de Mendelssohn. Il fallut les nouvelles orgues pour l’attirer à Saint-Pierre. Au premier concert d’inauguration, le 27 juin 1866, le Chant sacré fit entendre ce qu’Amiel, dans son Journal intime, appelait irrévérencieusement « ses éternels morceaux ». Au cours des deux années suivantes, sous la direction de son vieux et pittoresque chef Ernest-Christian-Frédéric Wehrstedt, le Chant sacré donna trois grands concerts. Le 23 mars 1867, avec le concours d’Anton Häring, on joua Bach, Haendel, Haydn, Spohr, Meyerbeer, Mendelssohn, Weber et Rossini. Le 17 novembre de la même année, avec le concours de l’Orchestre allemand de Lausanne et plusieurs solistes amateurs, on rechanta du Weber, du Meyerbeer et du Mendelssohn, mais on donna aussi « La Cloche » (1809), paroles de Schiller, musique de Romberg. Organisé au profit des diaconies, ce concert produisit un bénéfice de 1860 fr. mais laissa Amiel « complètement assoupi et ennuyé ». Le troisième concert eut lieu le 9 avril 1868, avec le concours de l’Orchestre de Beau-Rivage. Le programme allait de Vittoria à Haydn, Weber et Mendelssohn : pour cette fois, il manquait Meyerbeer.

En 1869, 70 et 71, Wehrstedt dirigea ses derniers concerts à la Madeleine et à la Salle de la Réformation, mais dès qu’Hugo de Senger lui eut succédé en 1872, le Chant sacré revint à Saint-Pierre et y donna durant dix ans la plupart de ses exécutions. Aucun soliste professionnel dans ces concerts, sauf en 1874 le ténor Narciso Lopez. Les programmes comportent toujours de nombreux morceaux des mêmes compositeurs : Palestrina, Haendel, Bach, Mozart, Haydn, Cherubini, Spohr, Mendelssohn, Schubert, Rossini ; mais on y relève pourtant deux premières auditions annoncées comme telles : celle du «Psaume pour chœur a capella, dédié à la Société de Chant sacré » par A. Rostand (5 décembre 1874) et celle du « gracieux » « Oratorio de Noël » de Saint-Saëns, qui fut joué le 18 janvier 1879, dix ans après sa création à Paris. Le Chant sacré donna une autre «première», sans le savoir apparemment : le 21 décembre 1873, Hugo de Senger lui fit chanter le « Stabat » d’Emanuele d’Astorga : cette œuvre d’un compositeur sicilien du début du XVIIIe siècle, d’inspiration toute catholique, fut ainsi paradoxalement le premier ouvrage de musique religieuse qui ait rempli dans la cathédrale de Genève un concert à lui seul.

 Les concerts des autres sociétés chorales

Le Chant sacré ne fut pas le seul ensemble à se produire alors à Saint-Pierre. La Société chorale donna le 22 mai 1870, en faveur de l’Hospice général, un concert dont le programme annonçait notamment l’oratorio pour chœur mixte « Au bord du fleuve étranger » de Gounod. Le dimanche 29 mars 1874, ce fut bien autre chose : la Société chorale de Genève, s’étant assuré le concours de neuf autres sociétés des cantons de Vaud, Neuchâtel, Fribourg et Valais, ainsi que d’une demi-douzaine de solistes, organisa à Saint-Pierre un grand concert patriotique, dont la seconde partie était réservée à l’audition de la cantate pour chœur d’hommes, soli et orchestre « Grandson 1476 », paroles d’Oyex-Delafontaine, musique de Heinrich Ludwig Cristoph Plumhof, l’organiste titulaire de Saint-Martin de Vevey. C’est Plumhof lui-même qui dirigeait cette partie du concert, tandis que les orgues de Saint-Pierre étaient tenues ce jour-là par Eduard Vogt, de Fribourg, qui avait joué en ouverture ses « Variations pour orgue sur l’air national Rufst du mein Vaterland ». Ce grand concert passe pour avoir préludé à la constitution en 1876 de la Société de musique de la Suisse romande.

Mais les deux concerts que la Société chorale donna coup sur coup en 1886 sont bien plus remarquables encore. Le dimanche 7 mars en matinée, un riche programme allant de Lully à Gounod et Reinecke et dont la pièce de résistance était la « Deuxième messe pour double chœur, soli et orchestre » du frère Léonce (le directeur du grand pensionnat de Passy à Paris) fut exécuté par la Société chorale et sa Section d’enfants dirigée par Charles Romieux, le violoniste Albert Gos, l’organiste Anton Häring et un orchestre appelé « Nouvel Orchestre », placé sous la direction d’un jeune musicien de 21 ans qui faisait là ses débuts dans la carrière et qui se nommait… Jaques-Dalcroze. Ce concert peu banal, qui réunissait 150 exécutants, avait été donné une première fois à la Salle de la Réformation le jour précédent, samedi 6 mars. Cinq semaines plus tard, le mercredi 14 avril 1886, le même ensemble, avec le même Charles Romieux et le même Jaques-Dalcroze, ayant embauché de surcroît Hugo de Senger, donna à Saint-Pierre un autre grand concert spirituel, dont le programme comportait notamment des œuvres de Gounod et de Saint-Saëns, « La séparation des apôtres, chœur à quatre voix d’hommes » de Monestier, Pie Jesu de Niedermeyer et « une suite d’orchestre de M. Jaques-Dalcroze ». Cette double performance de celui qui allait devenir le compositeur le plus populaire de Suisse romande avait échappé jusqu’ici à ses biographes, qui croyaient qu’Emile Jaques n’avait adopté le nom de Jaques-Dalcroze qu’en septembre 1886 et n’avait joué ses œuvres pour la première fois à Genève qu’en mars 1889 !

Les concerts symphoniques

Les concerts spirituels ne furent pas, et de loin, les seules manifestations musicales organisées à cette époque dans la cathédrale. A mesure que la théologie calviniste se libéralisait et que l’Eglise de Genève marchait vers le multitudinisme, la musique à Saint-Pierre se popularisait. Dès 1869, la Municipalité de Genève, à l’instigation d’Hugo de Senger, prit l’habitude d’organiser presque chaque été une série de concerts symphoniques hebdomadaires dans la cathédrale. Les programmes de ces concerts sont tout à fait classiques et comportent invariablement une symphonie de Haydn, Mozart, Beethoven (le plus souvent joué), Weber, Mendelssohn ou Schumann. Parmi la production plus récente, Hugo de Senger dirigea notamment « Les Préludes » de Franz Liszt (10 septembre 1876), la « Suite d’orchestre » de Bizet (12 août 1881) et plusieurs extraits des opéras de Richard Wagner. Il inscrivit également au programme de ces concerts d’été le « Départ de Winkelried, élégie », d’Henri Kling et sa propre « Marche funèbre militaire pour orchestre » (26 avril 1876) Anton Häring prêta son concours à tous les concerts de l’année 1875, ceux des autres années n’eurent presque jamais de solistes.

En hiver aussi, le concert symphonique s’installa à Saint-Pierre. Ce fut d’abord la «Société des artistes», fondée et dirigée par Francis Bergalonne, qui donna en 1872 et 1874 deux séries de « concerts populaires de musique classique » le dimanche après-midi. Le prix des places descendait jusqu’à 50 centimes. Chacun de ces concerts comportait une grande symphonie (Haydn, Mozart, Beethoven, Gade, Schumann) et assez souvent un concerto ou une autre œuvre avec soliste (concertos pour violon de Blériot, de Kreutzer, pour cor de Mozart, etc.). En 1873, des concerts analogues furent donnés par « un orchestre composé de 35 artistes sous la direction d’Henri Kling ». De 1876 à 1880, Hugo de Senger, à la tête de l’Orchestre de la Ville de Genève, non content d’assurer la saison d’été, dirigea également quelques concerts en hiver, faisant jouer notamment la « Symphonie en ut majeur » de Schubert en 1877 et « La Mort de Siegfried, marche funèbre tirée de la tétralogie des Niebelungen » le 5 janvier 1878. Le concert du 29 mai 1880 fut placé exceptionnellement sous la direction du chef italien Leonetto Banti, qui avait inscrit à son programme une « Marche funèbre » de Faccio (le chef d’orchestre de la Scala de Milan) et un morceau pour instruments à cordes de sa propre composition.

Les concerts de fanfare

Les fanfares qui s’étaient introduites à Saint-Pierre par le biais des concerts de bienfaisance poursuivirent sur leur lancée. On voit le corps de musique d’Elite, avec le concours d’Anton Häring et des sociétés chorales la « Liederkranz » et le « Grütli », donner un concert au profit du temple des Pâquis, sous l’égide de la société « L’Echo du Lac » (25 novembre 1866). On le voit en donner un autre, sous la direction de Fezio fils, en faveur de la crèche de Saint-Gervais (7 février 1875). C’est aussi avec le concours d’Anton Häring que le corps de musique de Landwehr donne un concert après le culte dominical du 20 janvier 1867. En 1885 et 1886, l’Harmonie nautique, tout récemment fondée, se produit sous la direction de Louis Bonade au bénéfice de l’Hospice général, de l’Œuvre des bains de mer, de l’Hospice des enfants malades, du Dispensaire des dames et de la future crèche des Eaux-Vives. Là aussi Anton Häring prêta en général son concours. Sa fille, la cantatrice Julia Häring chanta le Crucifixus de Rossini et le Credo de Fauré au concert du 13 mai 1885.

1886

Les programmes des concerts de l’Harmonie nautique annoncent à plusieurs reprises des premières auditions. Tel fut le cas, le 27 mai 1886, pour la « Marche funèbre » d’Hugo de Senger. Il est vrai que le public de cette époque-là raffolait des marches funèbres. Mais dans ce cas-là, la première audition était aussi une prémonition.

Anton Häring allait décéder en effet le 14 novembre de cette année 1886, à l’âge (assurément juvénile pour un organiste) de 61 ans. Le dernier concert qu’il eût accompagné avait été, sauf erreur, celui du 7 mars où figurait Jaques-Dalcroze.

Ses amis donnèrent à Saint-Pierre, le dimanche 26 décembre 1886, un « grand concert de musique sacrée » à sa mémoire. L’organiste de Saint-Nicolas de Fribourg, le fidèle Eduard Vogt, Léopold Ketten et sa femme, le violoncelliste Harndorff, le harpiste Jandelli et une « Société d’amateurs distingués » interprétèrent des œuvres de Guilmant, Beethoven, Berlioz, Gounod, Haydn, Massenet, Lenepveu et J.S. Bach, au milieu desquelles vint s’insérer une anonyme « Lamentation funèbre à la mémoire d’Anton Häring, pour orgue, harpe et violoncelle et chœur à bouche fermée » que le critique du Journal de Genève jugea « peu funèbre et pleine de réminiscences » et dont le seul mérite d’après lui résidait dans « le sentiment touchant qui l’avait inspirée » .

Quoi qu’il en soit, il reste qu’en vingt ans d’activité, Anton Häring avait fait du concert spirituel un élément obligé de la vie genevoise. L’organiste de Saint-Pierre s’était associé des solistes de talent, il avait suscité la formation d’une chorale, il avait patronné des récitals d’orgue, il avait créé une tradition. Aux yeux de l’historien, cet homme, aujourd’hui méconnu et dont aucune rue de Genève n’a jamais porté le nom, apparaît comme une figure majeure dans l’histoire locale de la musique religieuse.

LE RÈGNE D’OTTO BARBLAN (1887-1942)
Coup d’œil général sur le règne d’Otto Barblan

Six mois après le décès d’Anton Häring, un jeune organiste grison prenait possession des orgues de Saint-Pierre. Otto Barblan ! Cette personnalité fascinante est évoquée dans un autre chapitre du présent ouvrage et l’on doit se borner ici à étudier les concerts de Saint-Pierre à son époque. Commençons par en prendre une vue d’ensemble.

L’activité « concertante » d’Otto Barblan s’est étendue, comme ses fonctions d’organiste paroissial, sur cinquante-cinq années : aux orgues de Saint-Pierre, Barblan a donné son premier concert en juillet 1887 (il avait 27 ans) et son dernier concert en avril 1942 (il avait 82 ans). Aucun accident, aucune maladie, aucun voyage ne suspendit durablement cette carrière semi-séculaire que les guerres mondiales n’interrompirent pas non plus. Seuls les travaux nécessités par le remplacement des orgues empêchèrent la mise sur pied d’une saison en 1906. Or, chaque année, on va le voir, Barblan jouait dans quatre ou cinq grands concerts, il donnait en outre une quarantaine de petits concerts d’été – si bien que le total des concerts auxquels son nom fut associé s’élève, pour Saint-Pierre seulement, au chiffre prodigieux de 2500 environ.

L’extrême régularité du travail de Barblan est moins frappante au premier abord, mais tout aussi remarquable pourtant que sa longue durée. Cet organiste était réglé comme un métronome, au point qu’il n’est pas facile à l’historien d’opérer des césures dans ce long demi-siècle d’activité. A y regarder de près, on pourrait distinguer cependant trois époques. La première, de 1887 à 1906, est celle de l’ascension, ou mieux de la conquête : le jeune organiste, ayant occupé et organisé son territoire, prend la direction du Chant sacré en 1892, fonde le Petit Chœur en 1901, obtient de nouvelles orgues en 1906. La seconde époque, de 1907 à 1927, est celle de la glorieuse apogée. En pleine possession de ses moyens, Barblan dirige dans l’enthousiasme général les plus grands chefs-d’œuvre de la musique religieuse. La troisième époque, de 1928 à 1942, est celle d’un lent et insensible déclin. Barblan s’étiole et se répète, mais le prestige qui l’auréole demeure intact et il entre tout vivant dans la légende.

1887-1905 : les « grands concerts » d’Otto Barblan

L’année même de sa nomination, Barblan donna deux grands concerts à la cathédrale, le mercredi 27 juillet et le mardi 2 août 1887. Dès l’année suivante, il prit l’habitude (qu’il allait conserver ensuite tout au long de sa carrière) d’organiser à Saint-Pierre trois grands concerts annuels à dates fixes : un premier concert le jour du Vendredi-Saint à 4h. ou 4h.30 de l’après-midi ; un second, en novembre, le dimanche de la « Fête de la Réformation », à 2h.30 ou 3h. ; un troisième le jour de Noël, à 2h 30.

Ces concerts ne sont pas gratuits. Le prix d’entrée, à de rares exceptions près, est fixé uniformément à 2 fr. Comme au temps d’Anton Häring, les programmes sont imprimés au recto d’une feuille de grand format élégamment encadrée et dépourvue d’annonce publicitaire. Pour les concerts d’hiver, on précise toujours que « le temple sera chauffé ».

Barblan, à l’instar d’Anton Häring, ne joue jamais seul dans ces « grands concerts ». Une chorale, un ou plusieurs solistes prêtent leur concours. Les « amateurs distingués » et anonymes ont tendance à se raréfier et sont remplacés par des professionnels que Barblan recrute le plus souvent à Genève même. Tout au plus rencontre-t-on sur ces programmes de la Belle Epoque les noms des cantatrices E. Widen, de Munich, Melno et Marie Mayrand, de Paris. Les cantatrices sont d’ailleurs de loin les plus nombreuses. On en dénombre une quinzaine au moins. Cécile Ketten (Mme Léopold Ketten) et Camilla Landi se produisent à réitérées reprises. Barblan affectionne aussi les violonistes et les noms d’Adolphe et Gustave Koeckert, de Louis Rey, de Sternberg, d’Albert Rehfous et d’Henri Marteau reviennent plus d’une fois à l’affiche. Quelques violoncellistes ont aussi la cote, tels Adolphe Rehberg, Adolphe Holzmann et Avierino. Des chanteurs, un altiste, un flûtiste (Aug. Giroud), un trombone complètent le contingent des solistes. Un seul ensemble instrumental à signaler : le quatuor des trombones de l’Orchestre de la Ville qui, au concert de la fête de la Réformation de 1890, joue le Choral de Luther, un cantique de Kreutzer et le « Chœur des prêtres » de la « Flûte enchantée » de Mozart.

Du côté des chorales, les « amateurs distingués » disparaissent également peu à peu. Barblan a d’abord recours au Chœur de l’Eglise réformée allemande de Genève, que dirige à cette époque un certain Zeumer. Lui succède à partir de 1890 le « Chœur russe » c’est-à-dire le Chœur mixte (parfois réduit au Quatuor mixte) de l’Eglise russe de Genève, sous la direction de P. Spassovhodsky. Le Chant sacré prête son concours à une ou deux reprises. Mais dès 1896, on voit figurer sur les programmes de ces grands concerts un « Chœur mixte » dirigé par Barblan lui-même, puis en 1904 un « Petit chœur mixte », appelé « Petit chœur » dès l’année suivante. Barblan aura désormais sa propre chorale.

Les grands travaux de restauration qui se déroulèrent à Saint-Pierre à partir de 1888 et durant plus de dix ans suscitèrent, parmi d’autres initiatives généreuses, trois concerts à Saint-Pierre au bénéfice de la cathédrale. Deux d’entre eux furent organisés par Charles Romieux. Ce professeur de chant, qui avait le don de réunir et de diriger de vastes ensembles, avait donné le 30 mars 1887 (durant le court intervalle qui avait séparé la mort d’Anton Häring de la nomination d’Otto Barblan) un grand concert spirituel « au profit de l’Œuvre des bains de mer » dont le programme comportait en seconde partie « Les Sept paroles du Christ, pour soli, chœur, orchestre et orgue », œuvre de Théodore Dubois, organiste de la Madeleine et futur directeur du Conservatoire de Paris. Ce concert avait eu 150 exécutants. Celui du 27 mars 1889, au profit de la restauration de la cathédrale, en eut 200, qui ne donnèrent que des œuvres de Théodore Dubois : « Toccata pour grand orgue », « Requiem pour soli, chœurs et orchestre », « Tu es Petrus, pour chœur, orchestre et grand orgue alterné ». L’année suivante, le 19 novembre 1890, ayant embauché la Société chorale de Genève et la Musique de Landwehr, Charles Romieux faisait interpréter par 240 exécutants « La Résurrection de Lazare, scène biblique pour soli, chœurs et orchestre » du pianiste et compositeur français Raoul Pugno. L’œuvre datait de 1879. Romieux l’avait fait précéder de sa propre « Marche héroïque à la mémoire du duc de Rohan » (jouée par la Musique de Landwehr) et d’une mélodie « redemandée » de l’inéluctable Théodore Dubois. Un troisième concert, au programme beaucoup plus inoffensif, fut offert au public par l’Association pour la restauration de Saint-Pierre à l’occasion de l’achèvement de la tour du Nord (26 novembre 1893). Otto Barblan, la Société de chant sacré, deux solistes, en étaient les interprètes.

Quelques concerts spirituels furent organisés dans un but de bienfaisance : le 8 juin 1890, au bénéfice des incendiés de Tiefenkasten ; le 22 novembre 1891, au bénéfice des incendiés de Ladir, Sclamisot et Rebstein, trois villages des Grisons ; le 24 mai 1898, au bénéfice des réfugiés crétois et thessaliens. Otto Barblan était naturellement chaque fois sur la brèche. Par une exception rarissime, son nom ne figure pas en revanche sur le programme du concert donné le 18 avril 1905 au bénéfice de l’Hospice général par l’Orchestre des concerts symphoniques sous la direction du professeur Joseph Lauber, qui fit jouer en fin de soirée des extraits de son « Poème symphonique sur des airs suisses ».

Il faut signaler enfin qu’à l’occasion du troisième Congrès international du christianisme libéral et progressif, le jeudi 31 août 1905, Barblan donna avec le concours du Petit Chœur et du ténor Francis Thorold « de Londres et de Paris », un concert spirituel qui comportait en fin de programme la première audition de son « Psaume 23 ».

Les programmes d’Otto Barblan, comme ceux d’Anton Häring, sont très fragmentés. Ils comportent généralement une dizaine de numéros, dont certains, fréquemment, sont encore subdivisés. Les compositeurs allemands y sont abondamment représentés. De Buxtehude à Max Reger (dont Barblan joue le « Prélude pour choral, op. 67 » à Noël 1903) en passant par Schütz, Haendel, Bach père et fils, J. L. Krebs, Graun, Haydn, Mozart, Gluck, Beethoven, Mendelssohn, Spohr, Schubert, Kreutzer, Schumann, Liszt, Fr. Kiel, Brahms, Wagner, Bruckner et Albert Becker, la sélection est large, d’autant qu’il faut encore y ajouter les organistes-compositeurs G. Merkel, Ad. Hesse, G. A. Thomas, L. Thiele, J. Rheinberger, Karl Piutti, Th. Kirchner, etc. L’école italienne ancienne est bien représentée par Frescobaldi, Geminiani, Palestrina, Astorga, Marcello, Corelli, Tartini, Durante, Porpora – mais, à l’exception de Cherubini, aucun compositeur italien du XIXe siècle ne figure sur les programmes de Barblan à cette époque. Avec l’école française, l’exclusive est inversée. Tandis que le grand Couperin et tous les autres maîtres de l’Ancien Régime manquent à l’appel, les concerts de Saint-Pierre font une place à des œuvres de Méhul, de Boëly, de Berlioz, de Meyerbeer, de Massenet, de Gounod, ainsi qu’à celles des compositeurs-organistes français du XIXe siècle : Widor, Saint-Saëns, Fauré, César Franck, Alex. Guilmant, Eugène Gigout, Emile Bernard, Théodore Dubois, Gabriel Pierné même (le « Prélude en sol mineur op. 29 n° 1 » est joué aux orgues de Saint-Pierre le 3 novembre 1901). Des œuvres de Grieg, Niels Gade, Bortniansky, Tchaïkowsky, N.-J. Lemmens complètent la palette. Les seuls compositeurs suisses auprogramme sont le Grison Th. Forchhammer, Hugo de Senger, Jaques-Dalcroze, E. Viollier (à deux reprises) et Alfonso Dami, dont le « Magnificat pour chœur et solo de soprano avec accompagnement d’orgue » fut interprété le 6 novembre 1904, sous la direction de Barblan, par le Petit chœur mixte, Mlle Allard, soprano, et Samuel Grandjean à l’orgue. Excellent compositeur lui aussi, Barblan inscrivit à huit reprises aux programmes des grands concerts de ces années 1887-1905 des pièces de sa composition, notamment son « Prélude pour orgue » (30 mars 1888), sa « Passacaglia op. 6 » qui fut interprétée à l’orgue par son disciple William Montillet, et le chœur qu’il avait écrit sur le Psaume 23 : « L’Eternel est mon berger » (Noël 1905).

Les concerts d’été

Reprenant sur ce point également une tradition inaugurée par Anton Häring, Otto Barblan organisa chaque année, durant les mois de juillet, août et septembre de petits concerts donnés tous les lundis, mercredis et samedis en soirée. Les programmes de ces concerts n’étaient pas imprimés mais seulement autographiés et n’ont pas tous été retrouvés, si bien qu’il est difficile de se faire une idée juste et complète de ce secteur de l’activité musicale de Barblan. On voit d’après ce qui s’en est conservé que ces petits concerts étaient donnés généralement avec le concours d’un seul soliste, que leur programme comportait sept ou huit morceaux, que le répertoire musical où puisait Barblan était sensiblement le même que celui de ses grands concerts et que le prix d’entrée était invariablement fixé à 1 fr.

Il s’est conservé d’autre part le programme d’un unique « grand concert » d’été, que Barblan donna en soirée, le samedi 16 août 1890, avec le concours de Cécile Ketten, cantatrice, et d’Adolphe Koeckert, violoniste.

1887-1905 : les autres concerts spirituels

Les concerts des sociétés chorales ne sont pas nombreux à Saint-Pierre en cette fin du XIXe siècle.

Le dimanche 8 février 1891, la Société de chant du Conservatoire reprit à Saint-Pierre l’oratorio de Haendel « Judas Macchabée » qui avait obtenu la veille un immense succès à la Salle de la Réformation : ce fut la deuxième fois dans l’histoire de la cathédrale qu’une seule œuvre occupa tout un concert.

La Société de chant sacré, à la tête de laquelle Barblan avait succédé à Hugo de Senger en 1892, continuait de se sentir plus à l’aise à la Madeleine ou à la Salle de la Réformation. Elle donna pourtant trois concerts à Saint-Pierre, en 1894 et 1897, et interpréta notamment, le samedi 31 mars 1894, l’ « Elégie, chœur à cinq parties pour voix de femmes et ténor » d’Hugo de Senger et la « Messe a capella en mi bémol pour chœur et double quatuor, op. 44 » du nouveau Kantor de Leipzig Ernst FriedrIch Richter.

 

Les derniers concerts de fanfare (1887-1894)

Comme à l’époque d’Anton Häring, quelques fanfares se produisirent encore à Saint-Pierre au début du règne de Barblan. Le 3 mars 1889, la Musique de Landwehr joua au profit de la restauration de la cathédrale. En 1889, 1892 et 1894, l’Harmonie nautique donna trois grands concerts au bénéfice de diverses œuvres sociales. Mais l’ouverture à fin 1894 du Victoria Hall, construit tout exprès pour elle par le consul de Grande-Bretagne, lui fit quitter Saint-Pierre à jamais, et les autres fanfares avec elle.

 

Les concerts d’inauguration des nouvelles orgues (1907)

Les nouvelles orgues [orgue Tschanun] de Saint-Pierre, montées en 1906, furent inaugurées le samedi 4 mai 1907. Deux concerts furent organisés à cette occasion avec un grand concours d’exécutants : la Société de chant sacré, l’Orchestre du Conservatoire, le violoncelliste Adolphe Rehberg, les organistes Adolphe Marty, de Paris (un aveugle), Ernst Isler, de Zurich, et William Montillet, le plus proche disciple de Barblan à Genève. En hommage au principal mécène des nouvelles orgues, le banquier genevois Arthur Chenevière, Barblan avait composé une « Fantaisie pour orgue » qui fut créée au concert du 4 mai (où les places réservées coûtaient 5 fr., un prix fou pour l’époque) et qui fut reprise le lendemain. Ad. Marty joua plusieurs morceaux de sa composition, notamment une « Improvisation pour orgue ».

Un concert populaire fut donné en outre, sous les auspices du Conseil de paroisse, le dimanche 26 mai 1907, par le violoncelliste Ami Briquet, Otto Barblan et le Petit Chœur, qui chanta pour la première fois le Sanctus et le Kyrie de la « Messe en mi mineur » d’Anton Bruckner.

1907-1927 : les grandes œuvres chorales dirigées par Barblan

Avec les nouvelles orgues de la cathédrale, Barblan trouva, si l’on peut dire, son second souffle. Les deux décennies qui suivent l’inauguration de 1907 vont être marquées par l’exécution (et dans presque tous les cas la première audition intégrale à Saint-Pierre) d’une douzaine d’ouvrages comptant parmi les principaux chefs-d’œuvre de la musique religieuse occidentale. C’est l’apogée d’un grand règne.

Le 25 décembre 1907, Barblan commença par donner avec son cher Petit Chœur l’«Oratorio de Noël» de Camille Saint-Saëns, qu’Anton Häring avait fait jouer en 1885. Deux ans plus tard, en 1909, ce fut l’« Oratorio de Noël » de Jean-Sébastien Bach que Barblan fit chanter au Petit Chœur, avec le concours de Mathilde Wiegand, contralto, Charles Mayor, ténor, et Emmanuel Barblan, basse. L’orgue fut tenu dans les deux cas par son élève Bernard Nicolaï.

Les concerts les plus mémorables furent donnés cependant par la Société de Chant sacré que les nouvelles orgues firent revenir, et pour longtemps, à Saint-Pierre. La série débuta, les Vendredi et Samedi Saints 17 et 18 avril 1908, par la « Passion selon saint Jean » de Jean-Sébastien Bach, qui fut donnée avec le concours de Cécile Valnor, soprano, Camilla Landi, contralto, Rodolphe Plamondon, ténor (de Paris) et Jan Reder, basse (de Paris également). L’orgue était tenu par William Montillet. Le Chant sacré avait déjà chanté cette Passion sous la direction de Barblan en avril 1899, au Victoria Hall – mais cette fois-ci on pouvait enfin l’entendre « dans son véritable et naturel milieu ». Si l’on en croit le critique du Journal de Genève, la « conviction fervente » des interprètes jointe à la majesté du lieu fit éprouver aux auditeurs « la plus vive impression religieuse ».

1909 fut une grande année. Le 24 mars, le Chant sacré, avec le concours de huit solistes, de l’organiste William Montillet et de l’Orchestre du Grand Théâtre, donna sous la direction de Barblan la première audition à Saint-Pierre et à Genève des « Béatitudes » de César Franck, dont la première exécution intégrale (et posthume) remontait à 1891. Barblan affectionnait particulièrement cette œuvre et il devait la redonner, toujours avec le Chant sacré, à trois reprises : le 10 mai 1916 d’abord, dans une distribution de solistes presque identique ; le 17 février 1923 ensuite ; puis les 2, 4 et 5 février 1932, avec d’autres interprètes, en l’honneur de l’ouverture à Genève (devenue ville de la SDN) de la Conférence du Désarmement.

En 1909, d’autre part, Genève célébra le 350e anniversaire de la fondation par Jean Calvin de son Académie. Le doyen Emile Doumergue, de Montauban, éminent biographe de Calvin, vint donner à Saint-Pierre une conférence sur « le prédicateur de Genève ». Barblan s’associa à ce Jubilé calviniste en composant sur un texte du pasteur Henri Roehrich la cantate « Post tenebras lux » dont il dirigea à Saint-Pierre les deux premières auditions les 3 et 4 juillet, avec le concours du Chant sacré, de l’Orchestre du Parc des Eaux-Vives, de trois solistes et de ses élèves organistes Julia Bratschi et Charles FalIer. L’Hymne final de cette cantate, « redemandé », fut rejoué le 8 décembre 1909, dans un concert d’Escalade, où le Chant sacré redonna également la cantate que Barblan avait composée en 1902 pour le 300e anniversaire de la «miraculeuse délivrance».

En 1910, le 2 mars, le Chant sacré dirigé par Barblan exécuta à Saint-Pierre la « Grande messe en si bémol pour quatuor solo, chœur, orchestre et orgue » d’Albert Becker, qu’il avait déjà chantée sous la même direction en 1897, mais au Victoria Hall.

Grande année derechef en 1911. Les 11 et 12 avril, la « Passion selon Saint-Matthieu », de Jean-Sébastien Bach fut jouée pour la première fois (et deux fois de suite) dans la cathédrale de Genève. Les solistes étaient Mme Debogis-Bohy, soprano, Camilla Landi, contralto, R. Plamondon, ténor, et Louis Fröhlich, baryton. Le Chant sacré connaissait bien cette œuvre qu’il avait déjà donnée au Victoria Hall en 1903 et en 1906.

Le 25 novembre 1911, le Comité des concerts d’abonnement imagina de commémorer le centenaire de la naissance de Franz Liszt en faisant jouer à Saint-Pierre par l’Orchestre de la Ville, la Société de Chant sacré et quatre solistes « La Légende de Sainte Elisabeth, oratorio pour chœurs, soli et orchestre » du maître hongrois. Les 250 exécutants étaient placés sous la direction de Bernard Stavenhagen, Barblan tenait l’orgue.

« Ein deutsches Requiem » de Brahms (baptisé Requiem tout court) que le Chant sacré donna à Saint-Pierre le 20 avril 1912 était bien connu du public genevois, puisque la même chorale l’avait chanté en première audition le 15 mars 1890 à la Salle de la Réformation sous la direction d’Hugo de Senger et l’avait rechanté ensuite deux fois sous la baguette de Barblan. L’œuvre fut reprise à Saint-Pierre en 1922.

De la « Messe en si mineur » de J. S. Bach qu’il n’avait jamais jouée encore, le Chant sacré donna deux auditions successives les 22 et 23 avril 1913, et une troisième le 2 mai 1917, à l’occasion des 25 ans de direction de Barblan. Les solistes furent les mêmes aux deux concerts : Mme Debogis-Bohy, soprano, Mlle M. Philippi, contralto, le ténor Plamondon et le baryton Louis de la Cruz-Fröhlich. L’orgue était tenu en 1913 par William Montillet, en 1917 par Charles FalIer.

Œuvre moins souvent jouée, le « Requiem » de Berlioz fut donné à Saint-Pierre le 21 mars 1914 par le Chant sacré, sous la direction de Barblan, avec le concours du ténor bâlois Hans Ernst et de l’Orchestre symphonique de Lausanne.

Les années de guerre n’offrent rien d’aussi remarquable. Non pas que les grands concerts de musique chorale aient été interrompus à Saint-Pierre, mais parce que le Chant sacré reprit en 1915, 1916 et 1917 des œuvres qu’il avait déjà jouées précédemment.

L’année 1918 aurait dû voir une « création », qui fut repoussée au 9 avril 1919. Le Chant sacré, placé sous la direction du compositeur, interpréta ce jour-là la « Passion selon saint Luc pour soli, chœur et orchestre » d’Otto Barblan lui-même (op. 25). Rejouée à Saint-Pierre le 14 mars 1928, l’œuvre fut assez mal accueillie par la critique : conçue sur le modèle des ouvrages de J.-S. Bach, elle témoignait, paraît-il, de plus de sincérité et de foi que d’imagination et de métier.

Au cours des années suivantes, le Chant sacré continua de donner chaque année à Saint-Pierre l’audition d’une grande œuvre chorale. Il inscrivit à son répertoire l’« Oratorio de Noël » de J.-S. Bach (1919) qu’il n’avait jamais eu l’occasion de chanter jusque-là. Il reprit les « Passions » de Bach, le « Requiem » de Brahms, les « Béatitudes » de Franck, on l’a vu. Il reprit aussi l’oratorio « Elie » de Mendelssohn, qu’il avait chanté pour la première fois en 1856. Il reprit encore la Missa solemnis de Beethoven que Barblan avait dirigée au Victoria Hall et qui fut jouée deux fois en avril 1920 et deux fois également, avec le concours de l’Orchestre de la Suisse romande (OSR), en mars 1927, pour le centenaire de la Société.

On peut bien affirmer que durant ces vingt années, Barblan déploya à Saint-Pierre une extraordinaire activité de maître de chapelle, de « Kantor ». Ce dernier qualificatif lui convient d’autant mieux que dans le choix des œuvres jouées, Barblan privilégie nettement la production allemande et luthérienne. Les messes et les requiems de Pergolèse, de Mozart, de Schubert, de Cherubini, de Rossini restent absents de son répertoire. Mais nul ne pourra ôter à Barblan le mérite d’avoir fait découvrir et apprécier par toute une population les grandes œuvres chorales de Jean-Sébastien Bach.

Le Chœur paroissial de Saint-Pierre

La vocation de Kantor était si forte chez Barblan que non content de diriger le Chant sacré et d’avoir fondé le Petit Chœur, le maître participa également à la formation en 1908, au lendemain de l’installation des nouvelles orgues, du Chœur paroissial de Saint-Pierre, dont il allait rester le chef jusqu’en 1942. Ce chœur mixte se produisait surtout aux cultes dominicaux et aux fêtes religieuses, mais il lui arriva aussi de donner de vrais concerts, le dimanche soir, avec le concours de solistes, tels que les violonistes Edmée Hess, Lilly Ganzorne, Marguerite Chautems-Demont, Ida Crottet, la cantatrice Violette Andréossi, le chantre de la cathédrale Nico Friedmann. A l’occasion du 20e anniversaire du Chœur, en 1928, Barblan lui dédia l’Hymne « Vous qui servez l’Eternel » et composa également un « Prélude pour orgue » qui furent joués au culte du 6 mai et repris deux ans plus tard, le 23 mars 1930, en concert.

1907-1927 : la suite des « grands concerts » de Barblan

Son activité débordante de maître de chapelle n’empêcha pas Barblan de poursuivre imperturbablement la série de ses grands concerts traditionnels du Vendredi-Saint, de la Fête de la Réformation et de Noël. Le Petit Chœur y participe très souvent. Les solistes se renouvellent peu et se limitent toujours aux chanteurs et cantatrices, violonistes et violoncellistes. Aucun instrument à vent du tout. Mme Debogis-Bohy relaie Camilla Landi pour chanter les airs de soprano ; le baryton Louis de la Cruz-Fröhlich, de Paris, revient souvent à l’affiche, de même que Fernand Closset, premier violon-solo des Concerts du Théâtre puis de l’OSR. Le répertoire des morceaux d’orgue n’évolue presque pas.

Barblan, fidèle aux auteurs de sa jeunesse, s’en tient à ce que Roger Vuataz appelle sans indulgence « l’Académisme de Stuttgart ». Parmi les compositeurs les plus anciens, pourtant, quelques noms nouveaux (français notamment) apparaissent sur les programmes, tels ceux de Samuel Scheidt, François Couperin, Pachelbel, Nicolas Bruhns, Nicolas de Grigny, Louis-Nicolas Clérambault, Domenico Zipoli, Jean-François Dandrieu, Louis-Claude Daquin. Le 25 décembre 1921, le Petit Chœur, à l’occasion de son 20e anniversaire, donne en première audition à Genève l’« Oratorio de Noël pour chœur, soli, orchestre et orgue » de Heinrich Schütz, composé en 1664. Les morceaux des compositeurs contemporains se comptent sur les doigts d’une main : une « Toccata » d’Enrico Bossi, un « Prélude » de Karg-Elert, le « Noël de 1914 pour solo, chœur de dames et orgue » de Fernand Le Borne, un autre « Noël pour voix de femmes », de Templeton Strong celui-là, et, le 6 novembre 1916, le « Motet sur le Psaume XCV pour chœur a capella » de Charles Chaix (composé dans les tranchées en automne 1915).

Le seul bon compositeur contemporain qui soit fortement représenté dans les programmes des concerts de Saint-Pierre, c’est Barblan lui-même, qui de 1907 à 1927 fit entendre une trentaine de ses compositions : sa « Chaconne op. 10 sur B-A-C-H » (jouée par Bernard Nicolaï), sa « Passacaglia op. 6 » (à réitérées reprises), sa « Toccata en sol mineur op. 23 », son « Psaume 117 Louez l’Eternel, pour double chœur op. 12 », son «Prélude sur le Choral de Luther», des extraits de sa « Passion selon saint Luc » et enfin, le samedi 5 novembre 1927, un programme entier de ses œuvres, avec le concours et pour le centenaire du Chant sacré, commençant par l’« Andante maestoso pour orgue » de son opus 5, sa première pièce pour orgue composée à Genève, et se terminant par son « Oraison dominicale pour chœur op. 27 » dédiée à la Société de Chant sacré à l’occasion de ce centenaire précisément.

1907-1927 : les concerts extraordinaires de Barblan

Quelques concerts extraordinaires complètent les prestations d’Otto Barblan. On a déjà parlé du concert du Jubilé calvinien en 1909. Le 29 janvier 1911, un concert populaire du dimanche après-midi fut donné « en mémoire de Louis Bourgeois et de Pierre Dagues, compositeurs des mélodies du Psautier et premiers Chantres à la Cathédrale de Saint-Pierre » comme l’annonce le programme. Un Double Quatuor mixte, placé sous la direction d’Henri Kling, interpréta une demi-douzaine de psaumes ; Aimé Kling, le fils d’Henri, joua sur sa viole d’amour une « Chaconne » de Marais et une « Sonate » d’Ariosti, Barblan et le pasteur-violoniste Ernest Christen prêtèrent également leur concours. Le produit du concert était destiné à couvrir les frais d’une plaque à la mémoire de Bourgeois et Dagues, mais le projet ne semble pas s’être réalisé.

Durant la guerre, des « heures de recueillement » furent organisées à plusieurs reprises à Saint-Pierre. L’orgue y alternait tantôt avec des chœurs, tantôt avec des lectures bibliques. Le 5 juin 1915, Barblan donna avec le Petit Chœur et L. de la Cruz un concert au bénéfice des victimes de la guerre en Haute-Savoie.

Enfin, le 20 juin 1917, à l’occasion de l’assemblée générale de la Société pastorale suisse, Barblan dirigea un concert où se produisirent tour à tour le Chant sacré, la cantatrice Debogis-Bohy, Ernest Christen et l’organiste Ed. Bonny (qui joua la « Fantaisie en ré mineur » de Sweelinck et la « Passacaglia en ré mineur » de Buxtehude).

Les deux auditions d’élèves de février 1913

Il ne faut pas oublier qu’Otto Barblan était également professeur d’orgue au Conservatoire de musique de Genève, où il avait succédé comme dans son poste d’organiste de la cathédrale à Anton Häring. A l’occasion de la 25e année de son professorat, il donna à Saint-Pierre, exceptionnellement, une double audition de ses élèves, les 24 et 25 février 1913 en soirée. Jouèrent à cette occasion aux grandes orgues de Saint-Pierre William Montillet, Edouard Bonny, Bernard Nicolaï, Julia Bratschi, Charles FalIer et Albert Barbier. Plusieurs d’entre eux ne devaient plus jamais s’y produire en solistes. Quant au programme de ces deux auditions, il était d’une insolite modernité. A l’exception d’une « Fantaisie et fugue » de J.-S. Bach et de deux « Chorals » de César Franck, il ne comportait que des pièces de compositeurs suisses contemporains, souvent même fort jeunes : Gustave Ferraris, Samuel Grandjean, Louis Piantoni, Charles Chaix, Francis Pasini et Barblan lui-même. Edouard Bonny alla jusqu’à jouer ses propres œuvres. Le Petit Chœur, qui prêtait son concours, chanta un « Kyrie eleison » d’Albert Barbier (l’un des élèves) et un « Motet » de Charles Chaix.

Récitals et concerts extraordinaires sans Barblan

Toute médaille a son revers. L’infatigable ardeur, l’élan communicatif et l’esprit de consécration qui caractérisaient Barblan dans l’accomplissement de sa triple activité d’organiste, de maître de chapelle et de concertiste se doublaient d’un exclusivisme de chef. Les orgues de Saint-Pierre sous son règne devinrent en quelque sorte une chasse gardée. Alors qu’Anton Häring avait invité à réitérées reprises des collègues suisses ou étrangers à jouer à Genève, Barblan durant près de trente ans ne laissa aucun organiste toucher à ses claviers, sinon dans le rôle subalterne (qu’il réservait volontiers à ses élèves) d’organiste d’accompagnement. Il fallut qu’au milieu des atrocités de la Guerre de 14, l’Association pour le Bien des Aveugles prenne l’initiative d’organiser un concert au profit des soldats français dont les blessures avaient entraîné la cécité et fasse venir de Paris l’ancien organiste de Saint-Vincent-de-Paul, Albert Mahaut, un aveugle lui-même, pour qu’un grand concert d’orgue ait lieu à Saint-Pierre sans la participation de Barblan. Dernier élève de César Franck, Mahaut joua notamment plusieurs œuvres de son maître, ainsi qu’un mouvement de la « Troisième symphonie pour grand orgue » de Louis Vierne.

Cinq ans plus tard, le 13 octobre 1921, le prestigieux Albert Schweitzer donna à son tour un concert d’orgue à Saint-Pierre, avec le concours de la violoniste Maggy Breittmayer et du flûtiste Auguste Giroud. Au programme : Bach, Haendel, Widor, Albert Becker et César Franck. Quand Schweitzer revint en 1928, il ne joua que du Bach, mais les « Préludes » et « Fugues » de l’orgue alternèrent avec les « Chorals » chantés par le Petit Chœur sous la direction de Barblan.

En cette même année 1928, l’OSR dirigé par Hermann Scherchen donna à Saint-Pierre une audition de « L’Art de la fugue » de J.-S. Bach, dans la version orchestrale de Wolfgang Graeser. L’orgue était tenu par Karl Matthaei, de Winterthur. Scherchen répéta ce concert le 8 mars 1935, à l’occasion du 250e anniversaire de la naissance de Bach – et toujours sans Barblan : Matthaei était remplacé par William Montillet. Le lundi 18 mars 1935, le jeune organiste Eric Schmidt (28 ans), brillant virtuose du Conservatoire de Genève, donna un unique récital à Saint-Pierre. La deuxième partie du programme était réservée à des œuvres de compositeurs genevois contemporains : la « Chaconne sur B-A-C-H. » de Barblan, « Trois pièces liturgiques » d’Alexandre Mottu, « Trois pièces cultuelles pour Noël » de Roger Vuataz et, en première audition, la « Fantaisie sur le choral Jesu meine Freude » d’Eric Schmidt lui-même. Des chorales, le Domchor de Berlin, la Liederkranz de Genève, le Chœur d’Orlova donnèrent aussi à cette époque quelques rares concerts sans le concours de Barblan. Le 22 novembre 1936, pour le quatrième centenaire de la Réformation, le Motet de Genève animé par Lydie Malan interpréta des « Psaumes » de Goudimel, Claude Le Jeune et Sweelinck ainsi que des « Chorals » de Ph. Nicolaï, Hassler et J.-S. Bach, tandis qu’Henri Honegger assurait un interlude de violoncelle. Enfin, le dimanche 18 février 1940, tandis que Barblan allait atteindre la 55e année de son règne, un quatrième organiste réussit à donner un récital d’orgue à Saint-Pierre : ce fut Paul Mathey, qui joua des œuvres de Monteverdi, Bach, César Franck et Paul Mathey, et qui interpréta, in memoriam, le « Triple choral Sancta Trinitas » du compositeur Charles Tournemire, décédé l’année précédente.

Les concerts de l’OSR au temps de Barblan (1921-1935)

Dès ses débuts, l’Orchestre de la Suisse romande fondé par Ernest Ansermet, quand il se produisait à Genève, jouait de préférence au Victoria Hall ou au Grand-Théâtre. Cependant, dans les années 20, la série des grands concerts dits « de l’abonnement » se doubla d’une saison non moins étoffée de « concerts symphoniques populaires », souvent dirigés par Fernand Closset, et qui avaient lieu généralement à la Salle communale de Plainpalais. L’habitude se prit dès 1921 d’insérer dans cette seconde série un concert donné le dimanche après-midi à Saint-Pierre.

C’est ainsi que, jusqu’en 1930, une demi-douzaine de concerts « populaires » de l’OSR eurent lieu à la cathédrale, dirigés non par Closset, mais par Ernest Ansermet lui-même. Le programme de ces concerts comportait naturellement toujours une ou plusieurs partitions d’orgue, dont l’interprète fut à chaque fois Otto Barblan. Parmi les morceaux écrits pour instruments à cordes et orgue furent ainsi joués le « Concerto grosso en la mineur » de Vivaldi (11 novembre 1923), la « Sinfonia funebre » de Locatelli (5 octobre1924), le « Concerto grosso n° 2 per la Notte di Natale » de Corelli (6 décembre 1925) et à trois reprises (13 novembre 1921, 6 décembre 1925, 19 janvier 1930) « La Bataille des Huns, poème symphonique pour orgue et orchestre » de Franz Liszt. D’autres morceaux de compositeurs italiens anciens, de J.-S. Bach, de Haendel, de Richard Wagner complétaient ces programmes.

En outre, le concert extraordinaire donné annuellement au bénéfice des artistes de l’OSR fut organisé en 1928 à Saint-Pierre, le dimanche 28 février à 15h., sous la direction d’Ernest Ansermet et avec le concours de l’organiste parisien Marcel Dupré, qui interpréta le « Concerto en sol mineur » de Haendel, avant de faire une improvisation.

La tradition de ces concerts symphoniques du dimanche après-midi se perdit ensuite, mais l’OSR revint à Saint-Pierre en 1935, le mercredi 18 décembre, pour y donner, à l’occasion du 350e anniversaire de Heinrich Schütz (ce prédécesseur de Bach dont la redécouverte faisait événement) un concert dirigé par Ernest Ansermet, avec le concours du Chant sacré, d’Hélène Fahrni, soprano, Ernest Bauer, ténor, Paul Sandoz, baryton, et des organistes Otto Barblan (aux grandes orgues) et éDelécraz-Bratschi (à l’orgue d’accompagnement). Le programme comportait trois œuvres de Schütz, notamment l’oratorio de Noël pour chœur mixte, soli, orchestre et orgue intitulé « Histoire de la naissance pleine de joie et de grâce de Jésus-Christ » et la cantate-canzone Nun lob, mein’ Seel’ den Herrn pour double chœur, orchestre et orgue. 

L’Orchestre Saint-Pierre-Fusterie et ses concerts

au temps de Barblan (1924-1942)

En novembre 1924, Louis Duret avait fondé en collaboration avec Pierre Vidoudez l’Orchestre Saint-Pierre-Fusterie. Cette formation réunissait amateurs et semi-professionnels sans autre prétention artistique que « de cultiver la musique d’ensemble dans un esprit de camaraderie ». Du vivant de Barblan, l’Orchestre Saint-Pierre-Fusterie se produisit surtout à la Fusterie et à la Salle de la Réformation et ne donna à Saint-Pierre que cinq ou six concerts : le 3 décembre 1928, avec le concours du violoncelliste Henry Buenzod (au profit du carillon de la cathédrale) ; le 26 novembre 1929, avec le concours du violoniste Jean Goehring et de Barblan ; le 18 décembre 1934, à l’occasion de son dixième anniversaire, avec le triple concours de Germaine Vaucher-Clerc, claveciniste, Geneviève Dubois, violoniste, et Georges Lévy, flûtiste ; le 15 mai 1941, avec Madeleine Dubuis, soprano, et François Capoulade, violoniste ; le 30 novembre 1941 enfin, avec le concours de la cantatrice Simone Rapin, qui chanta notamment dans la « Ille Suite anglaise du XVIe siècle » d’Henri Rabaud et dans le « Salve Regina » de Pergolèse.

Le déclin de Barblan (1928-1942)

En 1927, tandis que le Chant sacré commémorait son centenaire, Barblan fêtait le quarantième anniversaire de sa nomination à Saint-Pierre. Il avait alors 67 ans, mais l’âge de la retraite n’avait pas encore sonné pour lui, du moins à son avis. Il allait rester à son poste durant quinze ans encore. Ces quinze dernières années, comme chez Louis XIV, n’ajoutèrent rien à la gloire du règne.

Les concerts traditionnels du Vendredi-Saint, de la Réformation et de Noël furent donnés fidèlement jusqu’à celui du 3 avril 1942, qui fut le dernier. A cause d’une mauvaise foulure, Barblan dut annuler en 1940 le concert du Vendredi-Saint, n’ayant pas songé à se faire remplacer par un collègue. Le Petit Chœur, dont Barblan conserva la direction jusqu’au bout, participa à presque tous ces concerts et s’y distingua même à ceux du Vendredi-Saint en chantant trois œuvres du vieil Heinrich Schütz qui n’avaient point encore été exécutées à Saint-Pierre : la « Passion selon Saint-Matthieu » (en 1930, reprise en 1936 et 1939), la « Passion selon Saint-Jean » en 1933 (reprise en 1938) et « Les Sept paroles de Jésus » en 1935. Les parties de solo furent assurées dans ces œuvres par L. de la Cruz, Alexandre Kunz, Charles Denizot, l’orgue étant tenu par l’une ou l’autre des sœurs Bratschi. Les autres solistes des trois concerts annuels se recrutaient dans un petit cercle, les noms des cantatrices Violette Andréossi, Hélène Borel, Lina Falk et ceux des violonistes Maggy Breittmayer et Marguerite de Siebenthal revenant plus d’une fois au programme. Pour ce qui est de l’orgue seul, le répertoire de Barblan ne bouge pas. Le remarquable renouveau de la musique d’orgue qui caractérise l’entre-deux-guerres ne trouve aucun écho à Saint-Pierre à cette époque. Par une exception unique, Barblan joua le 24 décembre 1941 la « Pastorale pour orgue op. 7 n° 9 » de Joseph Bonnet, l’organiste (encore vivant) de Saint-Eustache de Paris. En revanche, Barblan inscrit de plus en plus fréquemment ses propres compositions aux programmes de Saint-Pierre, reprenant d’ailleurs souvent les mêmes et leur réservant parfois la moitié du concert (notamment les 5 novembre 1938,4 novembre 1939, 1er novembre et 24 décembre 1941).

A la tête du Chant sacré, dont il n’abandonna la direction qu’en 1938, Barblan redonne à Saint-Pierre les « Passions » et la « Messe en si mineur » de Bach, si goûtées du public. Une dernière œuvre nouvelle est inscrite au programme : la « Messe en ré mineur » du compositeur germano-suisse Friedrich Klose (30 janvier 1929). L’ouvrage, qui se ressent de l’influence de Bruckner, date de 1889.

Quelques rares concerts extraordinaires sont organisés entre 1928 et le début de la Seconde Guerre mondiale. Le 17 juin 1928, c’est l’Association des organistes et maîtres de chapelle protestants romands qui donne à Saint-Pierre un concert au cours duquel les organistes Charles Schneider, de La Chaux-de-Fonds, et François Demierre, de Saint-Martin de Vevey, jouent aux côtés de Barblan. Cette même Association célébrera, le 26 septembre 1937, le « jubilé extraordinaire » de Barblan, son président d’honneur, par un concert entièrement consacré aux œuvres du maître et donné par le Petit Chœur d’une part et par les organistes Armand Gros, Roger Vuataz, Julia Trefzer, Eric Schmidt, Germaine Délécraz-Bratschi, Henri Gagnebin, Julia Bratschi et Charles Faller, tous élèves de Barblan. Le 26 février 1936, le Cercle Jean-Sébastien Bach, dirigé par Francis Bodet, donna pour sa « quinzième audition » un concert gratuit à Saint-Pierre, dont le programme comportait notamment les « Motets » N° 1, 3 et 5. Le dimanche 5 mars 1939 enfin, la Fédération des chœurs paroissiaux de Genève organisa un concert de musique sacrée où les chœurs alternèrent avec huit « Paraboles » d’Eugène Burnand, « tableaux vivants » mis en scène par Jean Bard avec Iris Avichay en coryphée. Les deux chœurs d’ensemble finals furent dirigés par Barblan.

PIERRE SEGOND ET LA
« SOCIÉTÉ DES CONCERTS SPIRITUELS » (1942-1964)

Autant la continuité avait été manifeste entre Barblan et son prédécesseur Anton Häring, autant la coupure fut éclatante entre Barblan et son successeur Pierre Segond.

Les concerts de Saint-Pierre, tant pour l’orgue que pour les chœurs, ne s’étaient en somme jamais affranchis de l’influence germanique, prépondérante dans l’Europe du XIXe siècle. Les premiers directeurs du Chant sacré, Wehrstedt, Hugo de Senger, étaient de purs Allemands. Anton Häring, le premier organiste concertant, était Bâlois et s’était formé à l’école allemande. Otto Barblan, plus encore que par ses origines grisonnes, avait été marqué par les sept années passées au Conservatoire de Stuttgart et par les «impressions ineffaçables» que lui avait laissées l’audition des chefs-d’œuvre de la musique allemande. Pierre Segond, au contraire, ne devait rien à l’Allemagne. Né à Genève, élève de William Montillet au Conservatoire de Genève, il était allé poursuivre ses études à Paris, où il avait eu pour maîtres Jean-Jules Roger-Ducasse et Marcel Dupré. Avec lui, les orgues de Saint-Pierre s’internationalisèrent.

Le contraste est également frappant sur un autre plan. Barblan, on l’a rappelé, avait été un incomparable maître de chapelle, mais paradoxalement, cet organiste, si l’on ose dire, ne croyait pas à l’orgue. N’est-il pas significatif que durant les cinquante-cinq ans de son règne, il n’ait pas donné à Saint-Pierre un seul récital d’orgue, d’orgue seul ? Pierre Segond, tout au contraire, sera d’abord et surtout un organiste, vivant par et pour l’orgue.

Autre coupure encore. Alors que Barblan, durant toute sa carrière, s’était réservé jalousement l’usage de ses orgues, n’invitant jamais aucun collègue ni aucun élève à y donner un concert, Pierre Segond renoua avec les traditions hospitalières d’Anton Häring et céda volontiers ses claviers à des organistes venus d’ailleurs.

Les trois concerts qui furent donnés à Saint-Pierre en 1942, au lendemain du départ de Barblan, firent sentir d’emblée que le style avait changé. Genève célébrait cette année-là son bi-millénaire. L’occasion était bonne pour présenter des compositeurs genevois contemporains. Pierre Segond le fit en deux concerts, les 28 août et 4 septembre 1942, jouant – seul – des œuvres d’Otto Barblan (galanterie oblige), d’Henri Gagnebin, d’Alexandre Mottu (« Quatre pièces liturgiques » et « Toccata en la »), de Roger Vuataz («Flûtes de joie» et « Trois pièces cultuelles pour Noël »), de Bernard Reichel, Jean Binet et Charles Chaix, à quoi il ajouta une Improvisation à la mémoire de son condisciple Jehan Alain, ce jeune et brillant compositeur français tragiquement tombé sur les balles en juin 40. On mesurera mieux le côté provocateur de ces deux concerts de 1942 si l’on se souvient que le précédent concert de musique contemporaine avait eu lieu en 1913 et que depuis 1881, il n’y avait eu à Saint-Pierre que deux ou trois récitals d’orgue.

Le 30 septembre suivant, un récital fut donné par l’organiste (aveugle) de Saint-Germain-des-Prés, André MarchaI [1894 – 1980], qui ouvrit ainsi la longue théorie des grands interprètes que Saint-Pierre allait voir désormais se succéder à son buffet d’orgues.

Les concerts des cinq « années folles » (1943-1947)

Le Chant sacré, lui aussi, prit un virage. Son nouveau chef, Samuel Baud-Bovy, n’appréciait guère l’acoustique de Saint-Pierre (et moins encore la température qui régnait dans la cathédrale les hivers de guerre). C’est à Saint-Pierre pourtant que furent chantées en 1940 la « Passion selon Saint-Jean » (Jeudi-Saint 21 mars) et en 1944 la « Messe en si mineur » de Bach (15 et 16 avril). C’est à Saint-Pierre encore que Samuel Baud-Bovy dirigea, le dimanche 6 avril 1946, en deux séances successives, la première audition intégrale à Genève de la « Passion selon Saint-Matthieu » du même Bach, avec le concours de l’OSR, d’un Chœur d’enfants dirigé par Jean Delor, du baryton Charles Panzera et d’une pléiade de solistes de classe. Cette audition intégrale fut répétée en 1952, le jour des Rameaux, mais le Chant sacré quitta ensuite Saint-Pierre pour n’y plus revenir et donna désormais ses concerts au Victoria Hall, à la Salle de la Réformation ou dans d’autres temples ou églises de Genève.

Quant au Petit Chœur, si cher à Barblan, il ne survécut pas à la disparition du vieux maître. Dès 1942, Pierre Segond prenait l’initiative de former un nouveau chœur paroissial, le « Chœur de la cathédrale ».

Ainsi, les anciennes traditions et formations basculaient les unes après les autres. Un vent de renouveau soufflait. Durant un lustre, les innovations se succédèrent. Ce furent les «années folles» de la musique à Saint-Pierre.

Dans la lancée des manifestations du bi-millénaire, les compositeurs contemporains, suisses et français notamment, s’installèrent dans les concerts de Saint-Pierre. En 1943, Pierre Segond donna deux récitals d’orgue, les 14 février et 26 décembre, où figuraient des œuvres de Jehan Alain (« Le Jardin suspendu »), Hugo Distler (décédé à Berlin l’année précédente à l’âge de 34 ans), Alexandre Mottu (qui venait de mourir à Genève), Jean Langlais et Olivier Messiaen. Le premier de ces deux récitals avait été organisé au profit de la restauration des orgues, qui se fit vingt-deux ans plus tard !

Une autre innovation de taille survint en été, indépendamment de l’organiste. Du 27 août au 11 septembre de cette année 1943, le parvis et le porche de Saint-Pierre servirent de décor aux représentations du célèbre « mystère » de Hugo von Hoffmannsthal, Jedermann, joué dans la traduction de Charly Clerc et la mise en scène d’Alfred Penay, avec Léopold Biberti dans le rôle principal. Henri Gagnebin avait écrit pour ce spectacle une musique originale d’accompagnement, notamment un chœur d’ouverture et un « Alleluia » qui furent chantés toutes portes ouvertes, Pierre Segond tenant l’orgue naturellement.

Deux innovations encore en fin d’année. Le traditionnel concert de la fête de la Réformation fut œcuméniquement remplacé, le 28 novembre, par un « concert pour le temps de l’Avent », donné avec le concours de Blanche Godel, soprano, et d’Henri Buenzod, violoncelliste. Quant au concert de Noël, il eut lieu, non le 25 mais le 24 décembre, et avec le concours révolutionnaire d’une flûtiste, en l’occurrence Mme Martin-Boukey. Le Chœur de la cathédrale s’y fit entendre pour la première fois, dans des œuvres de Buxtehude, Bach, Schütz et Distler. Pour terminer le concert, Pierre Segond  «enleva avec éclat le carillonnant « Prélude en si majeur » de Marcel Dupré».

En 1945 et 1946, autre innovation, Pierre Segond organisa à la cathédrale ce que l’on pourrait appeler un « septembre musical », composé chaque fois de trois concerts donnés le mardi soir, de semaine en semaine. Il assura lui-même l’un des trois concerts annuels, avec le concours d’un violoncelliste (Charles de Ribeaupierre en 1945, Franz Walter en 1946). Des organistes invités donnèrent les autres concerts : François Demierre, le titulaire des orgues de Saint-Martin de Vevey ; Henri Gagnebin, qui fit entendre en première audition sa « Sonate d’église » avec le concours de la trompette d’Henri Paychère [et non pas Albert, correction transmise par F. Paychère] ; Gaston Litaize, célèbre organiste de Saint-François-Xavier à Paris, qui joua notamment l’« Hymne d’actions de grâces » de Jean Langlais et deux pièces de sa composition (sans parler d’une Improvisation) ; et enfin Eric Schmidt, l’organiste du temple de Saint-Gervais. Un autre invité de 1946 avait été, pour la seconde fois, André MarchaI, venu le jour du Vendredi-Saint donner un récital d’œuvres de Hofhaimer, Sweelinck, Bach, César Franck et Tournemire.

Des chorales aussi se produisirent à Saint-Pierre durant ces années-là. En décembre 1945, ce fut le Chœur de la paroisse suisse-allemande, sous la direction d’André Reguin, avec une demi-douzaine de solistes. En 1946, le Cercle Bach offrit une « audition gratuite à la population genevoise ». En 1947, à l’occasion de la « Semaine protestante » organisée du 7 au 14 septembre, la Chorale protestante de Liège donna un concert avec le concours du flûtiste Maurice Werner et de Pierre Segond.

Si une seule tradition devait se maintenir à Saint-Pierre, c’était bien celle des concerts de bienfaisance. Ainsi pour le Don suisse, la cantatrice Juliette Ansermet, le violoncelliste Franz Walter et Pierre Segond jouèrent le 30 mars 1945 des œuvres de Bach, Beethoven, Haendel, Templeton Strong, André Caplet et Jehan Alain. La même année, en faveur de l’Aumônerie des étudiants, le Groupe des jeunes gens protestants organisa un grand concert spirituel, avec le concours d’Ellen Benoit, soprano, de Marcel Moyse, flûtiste, d’un double quatuor à cordes et des chœurs paroissiaux de Saint-Pierre et de Plainpalais. Pierre Segond clôtura la soirée « par une improvisation magistrale ».

L’Orchestre Saint-Pierre-Fusterie de 1942 à 1965

L’Orchestre Saint-Pierre-Fusterie, qui n’avait guère fréquenté la cathédrale jusqu’alors, prit l’habitude d’y donner au moins un concert par année. Son jeune chef Louis Duret ne craignit pas d’ailleurs d’innover lui aussi. Le 18 mai 1942, par exemple, il fit jouer à son orchestre la « Symphonie en si bémol majeur » de Gaspard Fritz, ce compositeur genevois méconnu du XVIIIe siècle. En décembre 1944, il monta avec le concours de la cantatrice Simone Rapin (de l’Opéra d’Anvers), d’Henri Paychère à la trompette et du Théâtre de l’Arc, la « Nativité en trois épisodes » de la Genevoise Marie Lachenal, qui tint elle-même le rôle de la récitante. L’année suivante, nouvelle folie. Avec le concours d’Hélène Morath, soprano, de Marie-Lise de Montmollin, contralto, de Diego Ochsenbein, baryton, du Chœur de la Société de musique symphonique et d’un Chœur d’enfants, il donna à Saint-Pierre le « Mystère de Noël », oratorio en six parties du jeune compositeur genevois Michel Wiblé (âgé pour lors de 22 ans), sur un texte de Pierre Coeytaux. Daniel Buscarlet, l’un des pasteurs de la paroisse, assurait la partie du récitant. L’œuvre, qui était « d’un musicien de race », avait été créée à Saint-Gervais l’année précédente. Elle était hérissée de « difficultés rythmiques » et la critique admira la sûreté avec laquelle un ensemble d’amateurs en était venu à bout. Ce « Mystère de Noël » fut rejoué par l’Orchestre Saint-Pierre-Fusterie en 1954, avec d’autres solistes.

A partir de 1950, Louis Duret et son orchestre donnèrent régulièrement à la cathédrale un concert le jour de Noël. Hélène Morath, Julianna Farkas, Gisèle Bobillier, toutes trois sopranos, Nancy Waugh, mezzo, Fanni Jones, Serge Maurer, ténor, Elise Cserfalvi et Marcelle Rau, violonistes, Franz Walter et Henri Honegger, violoncellistes, Jean-Louis Senn et Claire Bonnard, flûtistes, Pierre Rosso, hautboïste furent quelques-uns des solistes que Louis Duret réussit à recruter. Parmi les œuvres inscrites aux programmes de ces concerts, à côté de nombreux morceaux classiques, on remarque plusieurs pièces de Templeton Strong, la « Toccata pour Noël » et les « Quatre chorals de Noël » de Bernard Reichel, les « Trois pièces pour Noël » de Roger Vuataz. Est-il besoin de dire que Pierre Segond prêta son concours à la plupart de ces concerts, assurant les parties d’accompagnement, mais jouant aussi en soliste ses morceaux d’orgue préférés : le «Noël en ré mineur» de Louis-Claude Daquin, l’« Offertoire sur les grands jeux » de François Couperin, les « Prélude et fugue en do majeur » de Jean-Sébastien Bach, le «Prélude en si majeur » de Marcel Dupré.

Relayant en une occasion l’Orchestre Saint-Pierre-Fusterie absent, Pierre Segond assura seul avec le concours de la cantatrice Ursula Buckel le concert de Noël 1958, présentant avec humour un programme peu conventionnel d’œuvres « nataliques » de Böddecker, Buxtehude, Bonifatio, Gratiani, Daquin, Cornelius d’une part, Jean Binet, Bernard Reichel, Jean Langlais, Marcel Dupré d’autre part.

Lors d’un concert donné à Saint-Pierre le 14 novembre 1965, ce ne fut pourtant pas Pierre Segond, mais son jeune collègue Guy Bovet qui prêta son concours à l’Orchestre Saint-Pierre-Fusterie. Ce soir-là, la seconde partie du programme fut consacrée tout entière à la « Suite d’orchestre sur des psaumes huguenots » d’Henri Gagnebin.

La « Société des concerts spirituels » à Saint-Pierre (1947-1963) 

En 1947, à l’instigation des organistes Eric Schmidt et Pierre Segond, avec l’appui d’Henri Gagnebin et d’Emile Unger (le secrétaire général de l’OSR) et sous la présidence distinguée du professeur Edmond Martin-Achard, se constitua à Genève, à l’enseigne de « Société des concerts spirituels », une association qui se donna pour tâche d’organiser année après année dans les principaux sanctuaires protestants, voire catholiques de Genève (Saint-Pierre, Saint-Gervais, Saint-Joseph, Sainte-Thérèse notamment) des concerts spirituels de haut niveau. A Saint-Pierre, la Société des concerts spirituels déploya pendant quinze ans une belle activité, organisant plus de soixante concerts, isolés ou groupés, en hiver, parfois en été, à des dates variables, assez souvent le jour du Vendredi-Saint.

Les interprètes de ces concerts furent nombreux et de grande classe. Une trentaine d’organistes (c’est le contingent de loin le plus fourni) furent invités à donner des récitals : les Genevois Eric Schmidt, François Rabot, Janine Corajod, François Desbaillet, Guy Bovet ; les Suisses Fritz Morel de Bâle, Charles FalIer de Lausanne, Hans Vollenweider de Thalwil, Willy Hardmeyer et Heinrich Funk de Zurich, Hermann Engel de Bienne ; les Français Antoine Reboulot, Jeanne Demessieux, Marcel Millioud, Paul Nardin (de Strasbourg), Marie-Claire Alain, Gaston Litaize, Jean-Jacques Grunenwald, André MarchaI et Marcel Dupré ; les Allemands Michaël Schneider (de Berlin) et Karl Richter (de Munich) ; le Belge Flor Peeters ; les Néerlandais Piet van de Kerkhoff et Albert de Klerk ; les Danois Palle Alsfelt et Valdemar Hansen ; le Suédois Bederich Janacek et jusqu’à l’Américain Robert Noehren (d’Ann Arbor). Aucun Anglais, aucun Italien. Des six chorales que la Société des concerts spirituels invita, trois étaient du cru (Cercle Bach, Chanteurs de Saint-Jean, Chorale des Eaux-Vives), trois venaient de l’étranger (Marienkantorei de Lemgo, Kantorei Christus-Kirche de Detmold, Maîtrise de l’Oratoire du Louvre de Paris). Chanteurs et instrumentistes furent recrutés généralement à Genève. C’est ainsi que se produisirent en solo, au cours de ces concerts, les cantatrices Nelly Gretillat, Isabelle Franzoni, Ellen Benoit, Hélène Morath, Flore Wend, Basia Retchitzka, Véra Diakoff ; le ténor Hugues Cuénod ; les violonistes Simon Bakman, Marcelle Rau, Roger Elmiger ; les violoncellistes Roger Loewenguth, Franz Walter, François Courvoisier, Claude Viala, Henri Honegger ; les flûtistes André Meschini et André Pépin ; le trompettiste Francis Bodet. L’OSR prêta plus d’une fois son concours, sous la direction d’Ernest Ansermet ou de Samuel Baud-Bovy. Pierre Segond participa à une vingtaine de concerts.

La « Société des concerts spirituels » ne monta à Saint-Pierre aucun des grands ouvrages de la musique religieuse. Epousant plutôt la forme du récital, ses concerts puisaient sans exclusive au vaste répertoire des cinq derniers siècles. Grâce à Pierre Segond notamment, les noms de plusieurs vieux maîtres oubliés firent pour la première fois leur apparition sur les programmes de Saint-Pierre, tels ceux d’Antonio de Cabezon, de Johann Kaspar Kerll, de Juan Cabanilles, de Heinrich Franz von Biber, de Georg Muffat, de Johann Kuhnau, de Georg Böhm, de Jean-Adam Guilain, d’autres encore. Pour ce qui est de l’école moderne, à côté des noms désormais acclimatés de Tournemire, de Caplet, de Messiaen, de Litaize et d’Alain, on voit figurer sur ces programmes ceux de Ralph Vaughan-Williams, d’Igor Strawinsky, de Johann Nepomuk David, de Paul Hindemith, d’Anton van der Horst. Une dizaine de compositeurs suisses ont été retenus, notamment Ernest Bloch, Alexandre Mottu, Arthur Honegger, Henri Gagnebin, Paul Müller, Jean Binet, Paul Mathey, Heinrich Sutermeister, Bernard Reichel (avec son « Magnificat pour double chœur à quatre voix » de 1955 et ses « Variations sur le choral L’Eternel est mon berger de 1958) et Frank Martin (avec sa « Passacaille »). Plusieurs des organistes invités, notamment Marcel Dupré et Jeanne Demessieux, firent des improvisations ou jouèrent des morceaux de leur composition. Le Vendredi-Saint 15 avril 1960, Pierre Segond interpréta avec le Quatuor de trombones de l’OSR son «Choral Roi couvert de blessures».

La « Société des concerts spirituels » qui avait débuté à Saint-Pierre par un « concert de la Réformation » le 2 novembre 1947 y organisa sa dernière soirée le 6 juin 1963. C’est sous son égide qu’avait eu lieu, le 21 décembre 1953, à l’occasion du dixième anniversaire de la mort d’Otto Barblan et pour l’inauguration d’une plaque à sa mémoire, un concert d’œuvres du maître donné par le Chant sacré, sous la direction de Samuel Baud-Bovy, et les cinq organistes Germaine Delécraz-Bratschi (du temple de la Servette), François Rabot (de l’église catholique de Sainte-Clothilde), Eric Schmidt (du temple de Saint-Gervais), Charles Faller (de la cathédrale de Lausanne) et Pierre Segond. Ce concert commença par la « Passacaille op. 6 » que Barblan affectionnait et se termina par le chœur final de la cantate Post tenebras lux op. 20.

Quelques autres concerts

Sous les auspices du Conservatoire, Pierre Segond fit jouer à Saint-Pierre le 28 juin 1949 trois élèves des classes d’orgue : Janine Corajod, Robert Meyer et Madeleine Nicolet. L’expérience ne paraît pas s’être renouvelée.

Au profit des « Chantiers de l’Eglise », un grand concert d’orgues fut donné le 1er octobre 1950 par les trois organistes Pierre Segond, Eric Schmidt, qui interpréta notamment les «Deux pièces liturgiques» d’Alexandre Mottu, et Jean-Jacques Grunenwald, de Paris, qui joua son « Hymne à la Splendeur des Clartés » (sic) et termina par une improvisation.

Le 20 mars 1964, l’Orchestre du Collège dirigé par Paul-Louis Siron donna à Saint-Pierre un concert dont les deux solistes furent Marie-Lise de Montmollin, contralto, qui chanta un air d’Ernst Pepping (en première audition) et Pierre Segond, qui joua sur l’orgue de chœur le « Concerto en fa majeur pour orgue et orchestre » de Haendel.

PIERRE SEGOND ET
« LES CONCERTS DE LA CATHÉDRALE » (1965-1977)
Le concert d’inauguration des nouvelles orgues (21 novembre 1965)

En 1964-1965 et pour la troisième fois en l’espace d’un siècle, les grandes orgues de Saint-Pierre furent entièrement reconstruites. L’inauguration du nouvel instrument [orgue Metzler], le plus grand de Genève après celui du Victoria Hall et l’un des plus beaux de Suisse et même d’Europe, fut marquée le dimanche 21 novembre 1965 à 17 h. par un magistral concert de Pierre Segond, qui avait inscrit au programme de son récital des œuvres d’Antonio Valente, Samuel Scheidt, François Couperin, Jean-Sébastien Bach (« Toccata et fugue en ré mineur », « Trois chorals de Leipzig », « Passacaille et fugue en do mineur »), César Franck et Jehan Alain (« Variations sur un thème de Clément Janequin », dédiées à Pierre Segond lui-même, et « Litanies »).

Les grandes orgues furent complétées en 1973 par un nouvel orgue de chœur.

« Les Concerts de la cathédrale » de 1965 à 1977 

Pour mettre les nouvelles orgues en valeur, quelques paroissiens mélomanes de Saint-Pierre-Fusterie, à l’instigation du notaire Jean-Marc Delessert et en plein accord avec l’organiste titulaire, constituèrent une association propre à prendre en charge l’organisation de concerts, de festivals et même de véritables saisons musicales à Saint-Pierre. C’est ainsi que naquirent sous la présidence d’Henri Gagnebin « Les Concerts de la cathédrale », tandis que la « Société des concerts spirituels » poursuivait son activité traditionnelle dans les autres temples et églises de Genève et des environs.

Les nouveaux responsables de la politique musicale de Saint-Pierre avaient pris conscience du phénomène nouveau qui allait caractériser les années 60 du XXème siècle, à savoir qu’il y avait désormais un public – et même un large public – pour l’orgue, pour l’orgue seul, pour la pure et simple musique d’orgue. Les initiatives qu’ils prirent en conséquence, répondant à une demande réelle, remportèrent un réel succès. Durant les douze années qui s’écoulèrent de l’inauguration des nouvelles orgues à la fermeture de la cathédrale pour cause de travaux, quelque 170 « concerts de la cathédrale » furent organisés. Sur ce total, le nombre des récitals d’orgue atteignit 140 : en moyenne donc, onze à douze par année. En outre, alors que depuis la guerre l’entrée aux concerts de Saint-Pierre, et notamment à ceux de la « Société des concerts spirituels », avait presque toujours été gratuite (on tendait une sébile à la sortie), les organisateurs des « Concerts de la cathédrale », renouant avec les traditions d’Anton Häring et d’Otto Barblan, firent payer les places – ce qui eut pour effet de redoubler l’empressement du public et de procurer des recettes appréciables, qui permirent notamment de subventionner l’acquisition de l’orgue de chœur.

« Les Concerts de la cathédrale », durant les douze années de leur première époque, se sont donnés toujours en semaine et le soir. Les concerts de l’été ont été le plus souvent groupés du 15 juillet au 15 août en une saison de cinq ou six concerts destinés aux touristes aussi bien qu’aux indigènes. Durant les autres mois de l’année, les concerts ont été plus espacés, sauf en deux occasions où ils furent au contraire resserrés en un «festival». Du 12 au 22 novembre 1970, un premier « Festival international de l’orgue » offrit un programme de six grands récitals, complété par un concert de musique religieuse symphonique et vocale et par une conférence-débat au Conservatoire. Cinq ans plus tard, du 12 au 28 octobre 1975, un second « Festival international » regroupa six grands récitals, deux concerts de musique vocale et une double présentation des orgues.

La fréquence des récitals d’orgue à Saint-Pierre apparaît donc comme la grande nouveauté de ces années 1965-1977. En douze ans, plus de cent organistes, parmi les meilleurs d’Europe et même du monde entier, touchèrent du nouvel instrument au cours de récitals ou de concerts publics. On en trouvera en appendice la liste alphabétique complète. André MarchaI, une fois de plus, ouvrit la marche par un récital en date du 3 décembre 1965.

D’autres Français, des Allemands, des Italiens, des Autrichiens, des Belges, des Néerlandais, un Espagnol, des Tchèques, un Polonais, un Hongrois, des Anglais, des Américains se succédèrent sans relâche. De nombreux Suisses également, et des Genevois : Eric Schmidt, François Desbaillet, Lionel Rogg, François Delor, Guy Bovet, Marinette Extermann, qui jouèrent à plusieurs reprises chacun. Pierre Segond, au cours de ces douze ans, donna quinze récitals. De Lausanne, André Luy vint trois fois. Parmi les étrangers, Luigi Ferdinando Tagliavini, de Bologne, fut invité quatre fois ; Gaston Litaize, de Paris, et Helmut Walcha, de Francfort-sur-le-Main, trois fois.

En regard de cette pléthore d’organistes, les autres instrumentistes se firent rares. On entendit le trompettiste Maurice André, qui fit courir les foules, la flûtiste Brigitte Buxtorf, le violoncelliste François Courvoisier, le hautboïste Christian Schneider. Une quinzaine de chorales en revanche se produisirent aux « Concerts de la cathédrale » à cette époque. Quatre d’entre elles venaient de l’étranger : le chœur du King’s College de Cambridge, l’Ambrosian Consort de Londres, le Nederlands Vocaal Ensemble et le Collegium Musicum St.Martini de Brême. Parmi les formations genevoises, on retrouve le Chant sacré et le Cercle Bach et l’on voit apparaître la Psallette de Genève, dirigée par Pierre Pernoud (à trois reprises), le Chœur Jean Delor, le Motet de Genève, dirigé par Jacques Horneffer, le Chœur universitaire de Genève.

Le répertoire des « Concerts de la cathédrale » durant ces douze ans témoigne de l’étonnant enrichissement de la littérature d’orgue et de sa réjouissante diversification, résultat cumulé de l’activité créatrice des compositeurs du XXème siècle et des exhumations de compositeurs anciens faites par de savants musicologues et d’entreprenants éditeurs. Il est impossible d’énumérer les quelque 110 noms de compositeurs qui apparaissent pour la première fois à cette époque sur les programmes des concerts de Saint-Pierre. Pour donner une idée de ce foisonnement, signalons un compositeur du XVème siècle, Hendrik Isaac (1450-1517), et cinq compositeurs du XXème siècle, nés entre 1939 et 1946 : John McCabe, Jean-Pierre Leguay, Tilo Medek, Frédéric Humber et David C. Isele, entre lesquels s’insèrent chronologiquement des dizaines de compositeurs italiens, espagnols, français, anglais, allemands, flamands des XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles. Ceux du XIXème siècle avaient été jusqu’alors les plus joués et rejoués, de sorte qu’il était difficile d’en découvrir d’inconnus. On peut relever cependant les noms d’Antonin Rejcha, de Julius Reubke, d’Edgar Tinel, et pour la première partie du XXème siècle, ceux de Janacek, Surzynski, Respighi, Charles Ives, Joseph Noyon, Schönberg, Leo Sowerby, Willy Burkhard.

Des grands chefs-d’œuvre de la musique sacrée, trois seulement furent présentés aux «Concerts de la cathédrale» entre 1965 et 1977. Le 28 septembre 1967, l’Ensemble vocal et instrumental de Lausanne dirigé par Michel Corboz interpréta les Vêpres de la Vierge (Vespro della Beata Vergine) de Monteverdi, dont l’enregistrement par ce même ensemble et la gravure en trois disques l’année précédente avaient été un événement musical. Le 10 juin 1970, le Chœur mixte, le Chœur d’enfants et l’Orchestre de la Radio tchécoslovaque donnèrent sous la direction d’Antoine de Bavier la « Messe en si mineur » de J.S. Bach. Cette même œuvre fut rejouée le 20 janvier 1972 par l’Ensemble vocal et instrumental de Michel Corboz. Cinq ans plus tard, le 25 mars 1977, le même Michel Corboz, à la tête de l’Orchestre de chambre de Lausanne et de cinq chorales réunies (formant un total de 220 exécutants), donna le « Requiem en ré mineur KV 626 » de Mozart.

D’autres ouvrages d’envergure furent inscrits aux programmes des « Concerts de la cathédrale », parmi lesquels il vaut la peine de relever la « Messe pour orgue » de Nicolas de Grigny, jouée par François Delor, avec le concours de la Maîtrise de Saint-Pierre-aux-Liens de Bulle, pour le tricentenaire de la naissance du compositeur (1971) ; la « Messe en sol mineur » et le « Magnificat » de J .-S. Bach interprétés par l’inépuisable Ensemble vocal et instrumental de Lausanne dirigé par Michel Corboz ; « l’Offrande musicale » du même Bach jouée dans une adaptation intégrale pour l’orgue par Jean Guillou, de Paris ; de Bach encore, « L’Art de la fugue » interprété à l’orgue par Lionel Rogg ; le « Miserere en si bémol mineur » pour solistes, chœur et orchestre du romancier E.-T.-A. Hoffmann, donné par le Collegium Musicum St. Martini de Brême pour le bicentenaire de la naissance du compositeur (1976) ; le « Te Deum » de Berlioz pour triple chœur, ténor solo, orchestre et orgue, joué par le Chœur universitaire de Genève, le Collegium du 9 Septembre de Sofia et la Société d’orchestre de Bienne, sous la direction de Chen Liang-Sheng (en première audition à Genève) ; la « Messe pour chœur, soli et instruments à vent » de Strawinsky, interprétée par le Motet de Genève, le Cercle Bach et l’OSR sous la direction de Jacques Horneffer ; les « Psaumes pour chœur mixte, chœur d’enfants, orchestre et orgue » de Frank Martin, donnés par la Psallette et l’OSR sous la direction de Pierre Pernoud ; et encore la « Messe pour chœur et orchestre » de Bernard Reichel, datant de 1965, exécutée le 14 mai 1970 par le Chant sacré et l’Orchestre du Conservatoire dirigés par Samuel Baud-Bovy.

Quelques-uns des « Concerts de la cathédrale » méritent en outre une mention particulière. Lors du Concours international d’exécution musicale de 1970, l’épreuve finale d’orgue se déroula à Saint-Pierre, avec la collaboration des « Concerts de la cathédrale ». Les trois jeunes concurrents qui se firent entendre étaient l’Espagnole Maria-Teresa Martinez, le Zurichois Marcel Schmid et la Canadienne Hélène Dugal, qui tous trois obtinrent le premier prix ex aequo. – Le 18 janvier 1973, l’inauguration du nouvel orgue de chœur de la cathédrale fut marquée par un concert de musique baroque. L’Orchestre du Collegium academicum, placé sous la direction de Robert Dunand, l’alto Claudine Perret et les organistes Pierre Segond et François Delor mirent en valeur les ressources du nouvel instrument en interprétant le « Concerto en fa majeur pour orgue et orchestre, op. 4, n° 4 » de Haendel, les « Deux sonates d’église KV 224 et 225 » de Mozart, le « Concerto en la mineur pour orgue et orchestre » de Carl-Philip-Emmanuel Bach, ainsi que des œuvres de Francisco Peraza, Sweelinck, William Byrd, John Mundy, Frescobaldi et J.-S. Bach. – Enfin, le 23 janvier 1976, en faveur de la Fondation John Bost, une soirée vraiment extraordinaire fut donnée à Saint-Pierre par les organistes Guy Bovet, Ernst Gerber, Philippe Laubscher et André Luy. Ce concert pour lequel deux orgues supplémentaires avaient été mis à disposition par la maison Th. Kuhn (de Männedorf) comportait exclusivement des œuvres pour orgue à quatre mains (de Franz Schubert notamment), pour deux orgues (de Carl-Philip-Emmanuel Bach et d’Eugène Gigout), pour trois orgues (des pères Marian Müller et Anselmus Schübiger, tous deux abbés d’Einsiedeln, de Pietro Valle et de Carlo Goevrij) et enfin pour quatre orgues : une sonate d’un moine anonyme d’Einsiedeln datant du milieu du XVIIIème siècle et trois sonates du père Marian Müller, de 1772, dont une «Sonata pastorale per il Santo Natale».

Les concerts d’été (1966-1977)

La tradition des petits concerts d’été à entrée libre fut reprise dès 1966 par les organisateurs des « Concerts de la cathédrale » sous une forme originale et promise à un immense succès. Chaque samedi, du début juin à fin septembre, les grandes orgues de Saint-Pierre furent mises à la disposition d’organistes jeunes ou vieux, suisses ou étrangers, désireux d’y présenter durant une heure un programme de leur choix. C’est ainsi que quelque 150 organistes purent se faire entendre en été durant cette période.

Cinq concerts ordinaires entre 1967 et 1976

L’activité débordante des « Concerts de la cathédrale » n’épuise pas la liste des manifestations musicales de Saint-Pierre en ces années fastes.

Le mercredi 26 avril 1967, au cours d’un concert extraordinaire dont le souvenir reste gravé à jamais dans la mémoire de ses auditeurs, Ernest Ansermet, âgé de 84 ans, dirigea le « War Requiem » de Benjamin Britten (écrit en 1961). Heather Harper, soprano, Peter Pears, ténor, et Thomas Hemsley, baryton, étaient accompagnés par le Chœur de la Radio Suisse Romande, le Chœur Pro Arte de Lausanne et le Petit Chœur du Collège de Villamont, préparés par André Charlet. Ce fut l’un des derniers concerts du vieux chef vénéré, et peut-être l’un des plus beaux.

Le 25 mai 1972, dans le cadre d’un « Festival d’improvisation » organisé par la Société des concerts spirituels – idée géniale de Guy Bovet – cinq organistes improvisèrent à Saint-Pierre sur un thème unique dont Frank Martin était l’auteur.

Les 19 et 20 mars 1974, Wolfgang Sawallisch, à la tête de l’OSR et de chœurs préparés par André Charlet, dirigea une exécution de la « Passion selon Saint-Matthieu » de J.S. Bach, qu’un incident de dernière heure empêcha de donner au Victoria Hall. Dans l’impossibilité d’aménager la cathédrale et d’y faire construire une estrade, Sawallisch imagina de scinder chœurs et orchestre en deux groupes placés aux extrémités opposées de la nef, installant en outre l’Evangéliste dans la chaire et détachant des autres solistes le Christ placé directement dans le chœur et derrière l’orchestre. Au témoignage du critique Franz Walter, ce découpage eut « pour premier effet de donner une dimension dramatique supplémentaire à cette Passion en conférant du relief non seulement aux personnages, mais aussi aux situations musicales ». Les solistes étaient Helen Donath, Brigitte Fassbaender, Kurt Moll et Peter Schreier. Pierre Segond tenait les grandes orgues et André Luy l’orgue de chœur.

Le vendredi 6 décembre 1974, quinze jours après le décès de Frank Martin, se déroula une cérémonie à sa mémoire – qui était à la fois un culte (présidé par le pasteur Bernard Martin, neveu du défunt) et un concert, puisque la Psallette de Pierre Pernoud, l’OSR dirigé par Armin Jordan, la cantatrice Arlette Chédel et l’organiste Pierre Segond interprétèrent successivement cinq morceaux de Frank Martin : le Kyrie et le Credo de la «Messe pour chœur mixte» de 1922, la « Passacaille pour orchestre à cordes » de 1952, l’Agnus Dei du « Requiem » de 1973 et le « Notre Père » de « ln terra pax ».

Un hommage non moins émouvant fut rendu le 11 mars 1976 à Henri Gagnebin à l’occasion de son 90ème anniversaire. Sous la double égide des « Concerts de la cathédrale » et de la « Société des concerts spirituels », pour une fois réunis, les organistes Pierre Segond et François Rabot, le baryton Etienne Bettens, la Société de Chant sacré dirigée par Samuel Baud-Bovy et le Collegium academicum dirigé par Robert Dunant donnèrent un concert entièrement composé d’œuvres d’Henri Gagnebin, notamment ses « Dialogue et Passacaille pour orgue », quelques-unes de ses « Pièces d’orgue sur des Psaumes huguenots » et sa « Suite n° 1 pour orchestre sur des Psaumes huguenots » également.

L’Orchestre Saint-Pierre-Fusterie de 1966 à 1977

Indépendamment des « Concerts de la cathédrale », l’Orchestre Saint-Pierre-Fusterie, toujours dirigé par Louis Duret, poursuivit son activité à Saint-Pierre en y assurant très régulièrement le concert du jour de Noël et en y donnant parfois un autre concert dans l’année. Cette vaillante formation fêta son 45ème anniversaire, le 21 novembre 1969, par un concert dont Ursula Buckel, soprano, fut la soliste, et qui s’acheva par le « Canticum » de René Matthès, dédié en 1958 à Ursula Buckel elle-même, et par le « Chant de joie » d’Arthur Honegger.

Autres concerts des années 1966-1977 

Le Chœur du Collège Calvin, animé par Paul-Louis Siron, donna à plusieurs reprises un concert dans le temple de Saint-Pierre. Le 8 mai 1972, il chanta le « Messie » de Haendel ; en mars 1973, il donna avec le concours d’un orchestre de jeunes et de quatre solistes, le « Requiem » de Mozart ; le 21 décembre 1976, avec le Chœur des Collèges Rousseau et Sismondi, il donna un concert de Noël composé d’œuvres de Monteverdi, Schütz, G. H. Stoelzel, Bach, Vivaldi et Frank Martin.

Le 21 mai 1971, les Wiener Sängerknaben et Pierre Segond unirent leurs talents dans le cadre d’un « concert œcuménique » pour « Enfants du monde ». Le 11 décembre de la même année, ce fut au profit des Enfants du Bengale que l’Ensemble vocal Juliette Bise, l’ensemble de cuivres du Convivium musicum de Genève et Pierre Segond donnèrent un concert spirituel au programme panaché. Au secours des enfants de «Terre des hommes», Pierre Segond seul donna un récital d’orgue le 15 décembre 1977, jouant notamment la « Chaconne » de Couperin, les « Litanies » de Jehan Alain et le « Choral en la mineur n° 3 » de César Franck.

Le printemps des « Clefs de Saint-Pierre » (avril-juin 1976)

Mil neuf cent septante-six fut à Genève « l’année de Saint-Pierre ». Une impressionnante série de manifestations fut organisée pour tenter de réunir les fonds nécessaires au financement des grands travaux de restauration prévus à la cathédrale. Sous l’égide et à l’enseigne des « Clefs de Saint-Pierre », une véritable saison de spectacles et de concerts se déroula dans l’édifice, de la mi-avril jusqu’à la veille de l’ouverture des « Marchés de Saint-Pierre », la grande kermesse populaire fixée aux 11, 12 et 13 juin. Pour s’en tenir ici aux concerts, huit soirées marquèrent ce printemps 1976. L’OSR, dirigé par Wolfgang Sawallisch, joua la « Première symphonie » de Brahms et les « Kindertotenlieder » de Gustav Mahler, avec le concours de Norma Proctor, contralto. L’Orchestre Saint-Pierre-Fusterie proposa des œuvres de Schubert, Mozart, Templeton Strong et Arthur Honegger. Le Corps de musique de Landwehr (direction : Georges Richina) et les Chœurs du Grand-Théâtre (direction : Paul-André Gaillard) exécutèrent notamment la « Messe en mi mineur pour double chœur et harmonie » d’Anton Bruckner. Le Chœur des Collèges Calvin et de Candolle, ainsi que l’Orchestre du Collège de Genève, jouèrent sous la direction de Paul-Louis Siron la « Messe des morts » de Jean Gilles. Avec le concours de l’organiste André Luy, le trompettiste Maurice André interpréta des œuvres de Purcell, Albinoni et Henri Gagnebin (« Sonata da chiesa per la Pasqua »). Enfin, les organistes Eric Schmidt, Lionel Rogg et Pierre Segond donnèrent chacun un récital, Eric Schmidt jouant notamment le «Concerto deI signor Blamr» de Johann Gottfried Walther et trois des onze « Préludes de chorals » de Brahms, Lionel Rogg interprétant entre autres sa propre « Partita sur le choral Nun freut euch », Pierre Segond faisant entendre des œuvres d’Alexandre Mottu et Ernest Bloch.

Les « Adieux aux orgues de Saint-Pierre » (3 décembre 1977)

A la fin de l’année 1977, le temple de Saint-Pierre fut fermé pour quatre ans, afin de permettre aux archéologues, aux architectes et aux entrepreneurs d’exécuter le programme de fouilles et de travaux qui avait été minutieusement préparé. A la veille de cette fermeture, le samedi 3 décembre 1977, « Les concerts de la cathédrale » organisèrent une ultime et très originale manifestation. De 13h.30 à 22h., onze organistes se succédèrent aux grandes orgues de Saint-Pierre pour donner un concert ininterrompu. On joua du Buxtehude, du Couperin, du Clérambault, du Bruhns, beaucoup de Bach, du Mendelssohn, du Liszt, du Hindemith, beaucoup de Jehan Alain, du Jean Langlais, du Charles Chaix, du Pierre Segond… Les interprètes furent dans l’ordre Pierre Segond, Richard-Anthelme Jeandin, François Rabot, François Desbaillet, Lionel Vaucher, Pierre Pilloud, Marinette Extermann, Paul-Louis Siron, Lionel Rogg, Guy Bovet, François Delor, toute l’école genevoise d’orgue. Ce furent – selon les propres termes du programme – les « Adieux aux orgues de Saint-Pierre ».

POST-SCRIPTUM

Conformément aux prévisions, le temple de Saint-Pierre a été rouvert au culte et au public le 27 novembre 1981. Dans la joie des « retrouvailles », la Fondation des Clefs de Saint-Pierre offrit à la population genevoise, le jeudi 3 décembre, un grand récital de Pierre Segond. Le programme comportait des œuvres de Samuel Scheidt, François Couperin, J.-S. Bach, César Franck, Bernard Reichel, Jean Langlais et Oliver Messiaen.

L’organiste, une fois n’est pas coutume, l’avait commenté lui-même à l’intention de ses auditeurs :

« Le programme d’aujourd’hui, écrivait donc Pierre Segond, sera jalonné de pages faisant joyeusement sonner notre instrument dans toute sa gloire : l’Offertoire de Couperin, le grand Prélude en mi bémol de J.-S. Bach, la péroraison triomphante du Choral en mi de César Franck, un Hymne d’actions de grâce enfin, le Te Deum de Jean Langlais par lequel s’achèvera le concert.

« En guise d’ouverture : un Prélude – une Entrada, dirais-je, – de notre concitoyen Bernard Reichel, prix de la Ville de Genève 1971, qui a fêté cette année son 80ème anniversaire. Cette pièce sonnera comme une salutation des grandes orgues, de leurs trompettes en chamade, de leurs différents plans sonores.

«Que dire des autres œuvres inscrites à ce programme ? Les Chorals de Bach et les deux extraits de Messiaen nous aideront peut-être à vivre le temps de l’Avent… Et il sera bon, entre les pages les plus sonores, d’écouter des musiques plus douces, plus délicatement colorées. Les orgues de Saint-Pierre savent aussi – et merveilleusement – traduire la joie intérieure. »

Ce texte, avec de précieuses notes de bas de pages, a paru dans l’ouvrage collectif «La Musique à Saint-Pierre» © Fondation des Clés de Saint-Pierre, Genève, 1984.

   En vente à la Cathédrale de Genève.